En six nouveaux portraits, le cinéaste demeure au cœur de sa pratique : filmer le passage du temps.
“Tu penses qu’il ne faut pas le filmer ça ? – Bah je sais pas moi, ça intéresse pas, enfin tu verras bien…” Léon, cordonnier parisien, n’a pas l’air de bien comprendre mais il autorise la caméra à filmer son repas du midi. De toute manière, peu importe puisque l’image pourra être “enlevée”. Pourtant elle est là, sous nos yeux. De l’autre côté, on sent avec quel plaisir Alain Cavalier capture en gros plan le plat fumant de lentilles saucisses. Rien d’exceptionnel a priori, mais c’est bien là, dans cette façon de transformer la nourriture en trophée du quotidien, que réside la beauté de son cinéma.
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C’est avec ses 24 portraits, édités en 1987 et 1991, que Cavalier range son cinéma de fiction au placard. Celui qui aime se définir comme un “amateur de visages, de mains et d’objets” fait de sa caméra DV son unique outil ; et des commissures du réel, qu’il s’amuse à modeler, son unique acteur. Portant le nom des professions des femmes filmées (la matelassière, la dame-pipi…), ces vingt-quatre pastilles d’une vingtaine de minutes s’offrent comme les archives précieuses de rencontres qu’il fallait “garder de l’oubli”.
Pour sa nouvelle série de portraits, Alain Cavalier élargit le spectre. Désormais, le prénom des filmés a remplacé le nom des métiers désuets, le format s’est allongé. Les échanges complices, l’imprévisibilité du réel, ses cocasseries, la dévotion du cinéaste pour ses acteurs éphémères, filmés chez eux ou au travail… la touche Cavalier est intacte. Elle est toujours aussi émouvante, bienveillante. Une donnée temporelle s’est ajoutée et l’on passe, en une fraction de seconde, de l’année 1995 à 2000, de 2006 à 2016… L’effet est vertigineux, les marques du temps s’impriment instantanément sur les visages.
Dans le fond, Cavalier n’a jamais fait que ça : filmer l’empreinte du temps. Jacquotte, qui inaugure la deuxième série des Six portraits XL, est aussi une obsessionnelle de la mémoire. Régulièrement, elle se rend dans sa maison d’enfance. Rien n’a bougé : les armoires, le linge, la vaisselle, les papiers peints défraîchis, la malle à jouets pleine, les coupons de nourriture d’après-guerre qui ont résisté. Comme on se rend au cimetière pour fleurir la tombe d’un être aimé, Jacquotte a fait de cette bâtisse son sanctuaire. A la manière d’une restauratrice de musée, l’élégante dame cajole ses souvenirs, de peur de les voir disparaître : “Si on touche à cette maison, on va changer tout.” “C’est ta vie qui va changer”, lui répond Cavalier. “Faut pas y toucher dans l’état où elle est”, ajoute-t-elle. Cette maison du souvenir est aussi celle de Cavalier, de son cinéma qui, au détour d’un plan, fixe les visages de Léon, Guillaume, Jacquotte, Daniel, Philippe et Bernard pour que leur vie, elle aussi, échappe à l’oubli.
Six portraits XL : 1 Léon, Guillaume (Fr., 2018, 1 h 44), 2 Jacquotte, Daniel (Fr., 2018, 1 h 41), 3 Philippe, Bernard (Fr., 2018, 1 h 43)
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