Dans In Girum, le sociologue Laurent Jeanpierre montre comment les Gilets jaunes ont fait voler en éclats les grilles de lecture habituelles des mouvements sociaux. Pour lui, la révolte qui a surgi en novembre 2018 est symptomatique de luttes d’un nouveau genre, autonomes et centrées sur le local, à distance respectueuse des idéologies.
Et si, pour comprendre le surgissement et la longévité du mouvement des Gilets jaunes, il fallait oublier tout ce que nous pensions savoir sur les mouvements sociaux ? C’est un peu le pari fait par le sociologue Laurent Jeanpierre. Dans In Girum, les leçons politiques des ronds-points (La Découverte), il prend au sérieux le soulèvement populaire qui a donné des sueurs froides au pouvoir fin 2018, et qui a balayé les grilles de lectures habituelles des mouvements sociaux. Selon lui, c’est peut-être justement parce qu’il ne répondait à aucune des attentes des personnes autorisées que ce mouvement a obtenu autant de concessions. En le mettant en perspective avec d’autres luttes récentes, le sociologue émet une hypothèse : la grammaire altermondialiste a vécu, et c’est désormais dans le local, le proche, les communes, que se fabrique la politique protestataire. Entretien.
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En quoi le mouvement des Gilets jaunes a-t-il bousculé les certitudes des chercheurs, des journalistes et des politiques en matière de science des mouvements sociaux ?
Laurent Jeanpierre – Le mouvement des Gilets jaunes est original d’abord du point de vue de ses formes. C’est un mélange d’occupations – un vieux mode de protestation –, de pratiques d’entraide sur des ronds-points – un lieu assez original –, et de manifestations avec une forme de violence émeutière relativement “naturelle” pour de nombreux manifestants, y compris des primo-manifestants. C’est la première nouveauté : cette association entre des formes de démocratie délibérative, des occupations de ronds-points et des manifestations non concertées avec les autorités, avec une acceptation relativement importante des pratiques violentes. Notons que cette acceptation a elle-même été renforcée par les violences policières. A ces éléments s’ajoute celui de la décentralisation et de la dispersion territoriale : c’est un mouvement ancré dans de nombreux territoires et dont Paris n’est pas le centre. Cette combinaison de traits me semble inédite dans l’histoire des mouvements sociaux français.
Deuxièmement, la durée de ce mouvement est relativement exceptionnelle compte tenu de la nature de ses protagonistes. C’est un aspect qui pose des questions sérieuses à la science politique et aux sciences sociales. Comment expliquer cette durée (même si les effectifs du mouvement ont diminué au fil des mois) alors que les acteurs et les meneurs du mouvement n’ont, pour l’essentiel, pas d’antécédents politiques, pas de ressources militantes, et que le mouvement n’est pas porté par des organisations partisanes ou syndicales ? Comment expliquer en outre qu’une telle mobilisation de profanes de la politique soit parvenue à gêner considérablement le pouvoir ? Voilà des questions en partie neuves pour l’appareil de lecture classique de la politique protestataire.
C’est aussi un mouvement social qui a obtenu de nombreuses concessions de la part du gouvernement, ce qui n’était pas arrivé depuis 2006 et l’opposition au Contrat première embauche (CPE)… Comment expliquer sa puissance ? Paradoxalement, leur manque de ressources et leur autonomie n’ont-ils pas été à l’avantage des Gilets jaunes ?
La question de l’autonomie des mobilisations par rapport aux appareils est ancienne. La critique des bureaucraties et des oligarchies organisationnelles, dans le syndicalisme et dans le monde partisan, a fortiori à gauche, est par exemple l’une des grandes raisons d’être du mouvement étudiant et d’une fraction du mouvement ouvrier en 1968. Toute la gauche, qu’elle soit révolutionnaire ou sociale-démocrate, partisane ou syndicale, hérite en quelque sorte de cette question, qui est aussi celle de la distance sociale, mentale, existentielle, entre représentants et représentés. Aujourd’hui, la critique des représentants en politique est devenue beaucoup plus diffuse : elle n’est plus l’apanage de la gauche. Certains mouvements sociaux des dernières décennies ont cependant porté plus que d’autres ce projet d’autonomie vis-à-vis des appareils. Pour m’en tenir au cas français, je pense à ce qu’on appelait les “coordinations” dans les années 1980-1990, à commencer par les coordinations d’infirmières (1988) ou bien aux mouvements de chômeurs ou de sans-papiers.
“Avec les Gilets jaunes, nous sommes face à un cas plus rare, où l’autonomie est un facteur clef dans le succès de la mobilisation.”
Mais, en règle générale, cette exigence d’autonomie n’est pas en soi un facteur de succès de la lutte. C’est en tout cas ce qu’on croyait savoir. En 2011, lors de la révolution tunisienne, les leaders du mouvement n’étaient pas sans lien avec la principale organisation syndicale tunisienne, et s’appuyaient sur elle. Si cette dernière n’avait pas soutenu la vague révolutionnaire, elle n’aurait pas eu la même amplitude. Avec les Gilets jaunes, nous sommes face à un cas plus rare, où l’autonomie de fait par rapport aux organisations protestataires, de gauche en particulier, est un facteur clef dans le succès de la mobilisation. Je n’en ferais pas une norme nouvelle, loin de là, mais cela pose tout de même la question de la redéfinition future des formes de lutte. Une question à laquelle par exemple Cornelius Castoriadis, qui fut entre autres l’un des penseurs à chaud de 68, co-auteur de La Brèche (avec Edgar Morin et Claude Lefort, ndlr) pendant ces événements encore matriciels jusqu’à aujourd’hui, a beaucoup réfléchi. Même s’il est ridicule de faire parler les morts, je ne doute pas que, comme d’autres théoriciens critiques des échecs historiques de la gauche, il se serait intéressé à cette dimension “autonome” du mouvement des Gilets jaunes.
Mathieu Burnel, l’un des relaxés dans l’affaire de Tarnac, estime que ce mouvement est le “premier mouvement autonome de masse”. Vous êtes d’accord ?
Oui. Le mot “autonomie” fait partie du réseau sémantique autour duquel, depuis un demi-siècle, quelque chose se cherche au sein de la politique protestataire, qui trouve une incarnation dans quelques mouvements existants. Il faut toutefois se garder d’en tirer des conclusions triomphales ou de dessiner des tableaux historiques où la rupture avec les formes du passé serait établie. Le mot d’“autonomie”, comme les mots de “commune” ou de “commun”, sont des termes suffisamment accueillants et indéterminés pour qu’on puisse s’y reconnaître sans savoir exactement ce qu’ils signifient. Dans votre question précédente, nous entendions par “autonomie”, une certaine indépendance vis-à-vis des organisations partisanes et syndicales qui ont jusqu’à présent porté le mouvement social. Mais pour Castoriadis et pour d’autres, l’autonomie a un sens plus large encore, qui inclut les idées d’autogouvernement et aussi d’autosuffisance. Entre le sens restreint et le sens élargi, celui d’une autonomie en quelque sorte totale, qui ne peut sans doute s’expérimenter d’abord qu’à l’échelle locale, il y a un fossé pratique et politique. D’une certaine manière, il est concevable et faisable de construire quelque chose contre les syndicats et les partis, a fortiori lorsque, comme aujourd’hui, ces derniers sont de plus en plus défaits. Mais c’est une autre affaire d’imaginer et de construire les formes d’une autonomie, disons, intégrale. Je constate simplement que l’idéal d’autonomie est un horizon de plus en plus fort dans les mouvements actuels.
Ce caractère autonome peut avoir des effets pervers. Comment interprétez-vous par exemple le fait qu’au bout d’un certain temps, le mouvement a semblé faire d’Etienne Chouard son maître à penser ?
L’historien Yves Cohen, après avoir écrit Le Siècle des chefs, un grand livre sur l’histoire de l’autorité et de la légitimité, développe l’hypothèse audacieuse d’un accroissement actuel de mouvements sociaux sans chefs. Concernant les Gilets jaunes, leur protestation n’est sans chefs que par multiplication, prolifération, rotation des leaders du mouvement, ce qui est une autre manière de les refuser. Si ce raisonnement vaut pour les chefs, il vaut aussi, je crois, pour les inspirations du mouvement. Je ne suis donc pas certain qu’Etienne Chouard ait eu une fonction de référence centrale. Il faudrait mesurer précisément la chose à partir des échanges sur les réseaux sociaux du mouvement. Je vois bien que certains se sont identifiés au discours de Chouard, que le Référendum d’initiative citoyenne (RIC) a été porté comme revendication momentanément et partiellement unificatrice. Je vois bien aussi que des gens ont rué dans les brancards par rapport à la place qu’il prenait. Il est vrai que, dans un mouvement qui n’a pas de formation politique classique et préalable forte, si quelqu’un arrive avec une solution clé en main, un peu universelle, et qu’il parle la même langue que la majorité des protagonistes du mouvement – pas celle des “intellos” et des représentants autorisés –, il a plus de chances d’obtenir un certain assentiment. Chouard était peut-être ce personnage-là. Mais je nuancerais le caractère fédérateur de sa proposition. J’insisterais plutôt sur le caractère volontairement désordonné et accumulateur des revendications et des identifications du mouvement.
“Avec les Gilets jaunes, la politisation ne commence pas par des ‘grandes idées’ mais plutôt par un échange d’expériences.”
C’est ce que vous appelez sa dimension “anti-idéologique” ?
Oui. Mon essai peut se lire comme une critique des chercheurs, des médias, des politiciens, des intellectuels, de tous les professionnels de la représentation qui, par déformation professionnelle précisément, sont enclins à penser que tous les individus, tous les citoyens sont faits du même bois qu’eux. Autrement dit que, pour les autres comme pour eux, la politique, c’est d’abord et avant tout des idées, et si possible cohérentes. Avec le mouvement des Gilets jaunes, nous sommes au contraire projetés dans un milieu social au sein duquel la politisation ne commence pas par des “grandes idées” mais plutôt par un échange d’expériences, des récits sur la famille, l’évocation du proche, du quotidien, plutôt que par des considérations sur le CETA ou de l’agenda politique d’Emmanuel Macron, qui apparaissent de prime abord comme des choses abstraites. Que font les gens des métiers intellectuels qui, avec le temps, ont acquis un monopole de la représentation légitime ? Ils lisent des textes, les interprètent, les mettent en ordre. Ils tendent à voir le monde et la politique comme un texte ou plutôt un tissu de textes. Ce n’est pas ainsi que la politisation des Gilets jaunes se met en place. Je m’intéresse pour cette raison à leur hétérogénéité, que je ne vois pas comme un manque, un défaut, une impureté mais comme un élément ordinaire des mobilisations de portée critique. C’est le mouvement lui-même qui politise les gens, qui transforme certains individus en protagonistes historiques, au sens fort de ce terme, comme c’est aussi le cas, toute proportion gardée, en période révolutionnaire. C’est pour cela qu’il dure et qu’il a un intérêt intrinsèque à durer, car les gens y apprennent quelque chose qu’ils ne connaissaient pas auparavant : le fait qu’ils ne sont pas seuls, que leurs expériences sont partageables et partagées, mais aussi des mots du politique, des concepts, des idées. Ces mots, ces idées ont peut-être des durées de vie momentanées, comme pour le RIC. Mais ce qui compte, plus que ce point de focalisation temporaire de l’attention collective, c’est le processus qui découle de ces échanges électroniques et physiques.
Au moment de l’émergence des Gilets jaunes, des militants politiques comme François Ruffin ont tenté de se mêler à eux, justement pour qu’il se politise – en l’occurrence à gauche – et ne tombe pas dans l’escarcelle de l’extrême droite. Est-ce la bonne attitude à avoir ?
La gauche a été destituée, au moins provisoirement, par ce mouvement social. Les organisations censées représenter ses valeurs ont été prises à contre-pied, elles ont été piégées. Je situe la personne de François Ruffin dans cet espace : il est un élément parmi d’autres de la réaction collective du champ politique organisé, réaction qui a oscillé entre des tactiques de rejet et des paroles de récupération, de prises de distance et des manœuvres d’infiltration. Un livre entier pourrait être écrit sur les réactions des acteurs légitimes des champs politiques et syndicaux face au mouvement. Je n’ai fait que survoler ce point qui est pourtant décisif, encore à l’heure actuelle, et qui le sera toujours dans les mois qui viennent. Alors, que fait Ruffin quand il fait son film (J’veux du soleil, ndlr), ou sa déclaration tonitruante demandant la démission d’Emmanuel Macron devant l’Elysée ? Il fait ce que fait n’importe quel politicien professionnel fait. C’est un surfeur, si l’on veut, face à une vague qui lui échappe intégralement. Il peut être englouti ou bien rester à la surface.
La gauche ayant été destituée par ce mouvement social, elle tente de se raccrocher aux wagons. Ruffin est un symptôme de cela. Il n’y a guère que le Parti socialiste qui n’ait pas fait à un moment ou à un autre l’apologie du mouvement, et encore. Ailleurs, la grammaire politique de l’altermondialisme est en perte de vitesse : c’est un fait qui vient d’être vérifié dans le Pays Basque. La France insoumise va-t-elle pour autant résorber le mouvement des Gilets jaunes ? Je ne peux pas le savoir mais je ne le pense pas. Plusieurs leaders du mouvement s’y opposent, et les orientations politiques des participants ne sont pas toutes convergentes, loin s’en faut, avec celles de LFI.
>> A lire aussi : Sur la route des ronds-points avec François Ruffin pour la sortie de son film
Dans votre livre, vous mettez de côté la visibilité parisienne du mouvement pour porter votre regard sur les ronds-points et leurs cabanes. Selon vous, ce qui fait sa caractéristique principale, c’est qu’il “relocalise la politique”. Pensez-vous que ce sera la nouvelle physionomie du mouvement social désormais ?
C’est mon hypothèse principale, mais je suis très prudent. Je travaille beaucoup sur la capacité des sciences sociales à dire quelque chose de rigoureux et de rationnel sur le possible, plutôt que sur le réel. Il faudra donc poursuivre par d’autres travaux ce qui est avancé ici. Mais l’opération de décloisonnement du mouvement auquel le livre invite, vise à relier ce dernier à d’autres mobilisations, en France et à l’étranger, qui ont le local, le territorial en commun. Je pense aux pratiques contemporaines d’occupation – le mouvement dit des places, Occupy, les ZAD –, mais j’insiste sur le fait que ces mouvements touchent des fractions sociales très différentes : les gens qui occupent la ZAD ne sont pas socialement les mêmes qu’à Nuit debout, et ne sont pas non plus les Gilets jaunes. Des phénomènes plus discrets, diffus sont aussi concernés par ce que des collègues appellent la “politisation du proche”. C’est donc le caractère publiquement, sociologiquement et géographiquement dispersé de ces pratiques qui me fait dire qu’il y a quelque chose d’insistant dans la liaison actuelle entre localité et politisation protestataire.
In Girum. Les leçons politiques des ronds-points, de Laurent Jeanpierre, éd. La Découverte, 192 p., 12€
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