Inconditionnelle du travail d’Ira Sachs, Isabelle Huppert a approché le cinéaste. Le réalisateur évoque ici son attirance pour le cinéma européen et la prise de risques, et sa méfiance pour les “rapports marchands qui se glissent absolument partout”.
Il est de coutume que la discussion entre un critique et un cinéaste s’amorce autour de la genèse du projet, des choix de casting ou encore des liens avec le reste de l’œuvre. Or, sans que ce soit intentionnel, plutôt de l’ordre de la coïncidence de small talk, c’est d’emblée d’argent, de capitalisme et de ventes internationales que nous parlons avec Ira Sachs, au lendemain de la première projection de son film Frankie, à Cannes, en mai.
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“Un festival est l’endroit par excellence où l’art entre en contact avec le capitalisme. Et comme toujours, le capitalisme est violent. En ce qui me concerne, ça va, car le film avait été vendu avant, mais c’est toujours dur, je trouve, ces rapports marchands qui se glissent absolument partout…”, lâche le cinéaste, qui participe pour la première fois à la compétition officielle du plus grand festival du monde, lui qui avait plutôt eu jusqu’ici les honneurs de Sundance et de Berlin.
Pour inhabituelle qu’elle soit, une telle entame n’est toutefois pas illogique, eu égard à la nature de ce film-ci : il y est en effet question d’une célèbre actrice, éponyme, jouée par Isabelle Huppert, qui se sait condamnée et rassemble toute sa famille à Sintra, au Portugal, afin de régler ce qui peut l’être – et notamment son héritage.
“Je suis de toute façon incapable de concevoir un personnage sans penser à sa situation économique”
L’argent contraint les relations
“La famille a toujours été liée à l’argent. Dès qu’on y parle de vie ou de mort, d’avoir des enfants ou de perdre un parent, l’argent est là. Je suis de toute façon incapable de concevoir un personnage sans penser à sa situation économique. On aimerait s’en extraire, parce que c’est désagréable, parce que c’est vulgaire, mais l’argent se rappelle toujours à nous”, analyse Ira Sachs, calmement, précisément, à l’image de sa mise en scène. A se pencher sur sa filmographie, la thématique revient il est vrai souvent : qu’il s’agisse de la relation toxique entre les deux amants de Keep the Lights On, de la séparation forcée, pour raisons économiques, des deux époux de Love Is Strange, ou des conséquences de la gentrification dans Brooklyn Village. Dans Frankie aussi, l’argent s’immisce dans les relations, contraint les individus, biaise leurs jugements. Mais il le fait sans effusion, ou presque, dans la douceur ouatée d’une petite station balnéaire au sud du Portugal, où s’égrènent paresseusement les heures du jour.
Envie de se déterritorialiser
“L’idée m’est venue il y a longtemps, une vingtaine d’années je dirais, en voyant un film que Satyajit Ray a réalisé en 1962, Kanchenjungha, où l’on suit une journée durant une famille bourgeoise en vacances dans le Darjeeling. Elle m’est revenue ces dernières années, à l’occasion d’événements dans ma vie (pudique, il n’en dira pas plus – ndlr), mais ce sont surtout deux rencontres qui l’ont catalysée : d’une part le producteur Saïd Ben Saïd, qui m’a proposé de travailler avec lui, d’autre part Isabelle Huppert, qui m’a approché au moment où sortait Love Is Strange pour me dire combien elle aimait mon travail.” Les trois se sont ainsi associés autour d’un scénario coécrit avec Mauricio Zacharias, le complice de Sachs depuis Keep the Lights On en 2012, et d’une envie forte : se déterritorialiser – s’il ne prononcera pas le mot lors de cette rencontre, le cinéaste new-yorkais le connaît nécessairement puisqu’il suivit, un semestre durant, en 1986, les cours de Gilles Deleuze (comme il nous l’avait confié lors d’un précédent entretien en 2014).
Une ville dominée par plusieurs collines
Tourner au Portugal, un pays où tous seraient étrangers, était ainsi une façon, nous explique-t-il, de se mettre sur un pied d’égalité, de rester, ensemble, ouverts à la découverte, et de se mettre quelque peu en danger. Mais pourquoi Sintra ? “Il y a plusieurs raisons, justifie-t-il. Il fallait d’abord un lieu où l’on puisse imaginer que Frankie donne rendez-vous à toute sa famille. Ensuite, il se trouve que Mauricio, mon coscénariste, y possède une résidence, et que j’y suis moi-même allé en vacances à 14 ans ; j’avais même écrit un carnet de bord de ces quelques semaines, que j’ai retrouvé. Enfin, la ville est dominée par plusieurs collines, dont une, Peninha, du haut de laquelle je voulais impérativement filmer une scène essentielle.”
Assisté de techniciens portugais, dont les géniaux Rui Poças (chef opérateur de João Pedro Rodrigues et de Miguel Gomes) et Vasco Pimentel (ingénieur du son du second), Sachs assure cependant ne jamais s’être réellement senti étranger au milieu de cette joyeuse troupe : “Esthétiquement, nous parlions tous le même langage, et c’est ce qui compte. Dans mes films précédents, j’amenais l’Europe, ou disons une façon européenne de travailler aux Etats-Unis. Cette fois-ci, c’est moi, l’Américain, qui me suis déplacé vers l’Europe, et ça avait quelque chose de libérateur.”
Amoureux du cinéma d’auteur Français
Sur cette “esthétique européenne”, Ira Sachs est intarissable. La France, en particulier, occupe une place de cœur dans sa cinéphilie, depuis ce fameux semestre de 1986 à la fac de philo, donc, où il commença à fréquenter assidûment notre cinéma d’auteur. A sa façon d’en parler, on comprend qu’il y a presque chez lui le sentiment d’être né au mauvais endroit, l’impression que sa vraie famille habite essentiellement sur les deux rives de la Seine. Ce furent ainsi d’abord les films de Cassavetes, découvert dans les salles du Quartier latin, qui se chargèrent d’opérer la transition entre New York et Paris.
Puis il y eut Truffaut, et bientôt Pialat, auquel il affirme encore revenir constamment – Police l’obsède, mais aussi Loulou, bien sûr, étape essentielle dans sa conversion à “l’hupperisme”. Son chemin de Damas vers cette religion d’amour passe en outre par une station plus étonnante, pas forcément le film le plus reconnu de la déesse rousse, qui fut pourtant un carton aux Etats-Unis, en 1983 (nommé à l’Oscar du meilleur film étranger) : Coup de foudre de Diane Kurys, où Huppert donnait la réplique à Miou-Miou, et pour lequel il confesse avoir “beaucoup de tendresse, bien qu’il ne fasse pas partie du canon cinéphile”. On est sentimental ou on ne l’est pas. Quand il repasse par Paris, Ira Sachs ne manque jamais une occasion de retourner dans ces mythiques salles du Quartier latin. Avec son mari (le peintre d’origine équatorienne Boris Torres) et leurs jumeaux de 7 ans, ils sont ainsi récemment allés revoir La Nuit du chasseur à l’Action Christine – une salle aujourd’hui rebaptisée Christine 21 et gérée par… le mari et le fils d’Isabelle Huppert. La conversion est totale.
Inspiration Rohmérienne
Mais, pour Frankie, c’est d’abord des films d’Eric Rohmer qu’il a revus en compagnie de Rui Poças, en particulier ceux photographiés par Néstor Almendros (Le Genou de Claire, Pauline à la plage) pour leur rapport à la lumière naturelle, au cadre et à l’érotisme. La richesse du verbe rohmérien, en outre, l’a encouragé à mettre en scène de longues séquences dialoguées.
De façon plus inattendue, il évoque enfin Jacques Nolot, à ses yeux “un grand maître, l’égal de Renoir”. Acteur précieux et cinéaste rare (il n’a réalisé que trois longs métrages, L’Arrière-Pays, La Chatte à deux têtes et le dernier, Avant que j’oublie, en 2007), Nolot partage avec Sachs une vision aiguisée de ce que l’argent, et surtout son manque, peut provoquer chez les hommes, en même temps qu’une certaine pudeur quant à l’expression de ces désagréments. “Mais, pour en revenir au cadre, ajoute-t-il, j’ai un goût naturel, auquel j’ai laissé libre cours ici, pour les valeurs les plus larges. Les plans larges, je trouve, permettent d’observer aussi bien le personnage que l’acteur qui l’interprète. C’est frappant chez Fassbinder : on voit par exemple tout à la fois Maria Braun et Hanna Schygulla. Ça permet de s’éloigner du réalisme pur, de donner conscience que l’on regarde un film.”
“La perfection n’est pas intéressante. Isabelle a cette mentalité, c’est une des nombreuses raisons pour lesquelles j’ai aimé travailler avec”
Prise de risque obligatoire
Lancé sur Fassbinder, Ira Sachs ne s’arrête plus et cite une phrase du maître allemand qu’il a faite sienne, la répétant comme un mantra : “Je corrigerai la prochaine fois.” On lui demande alors ce qu’il a voulu corriger de son précédent film dans celui-ci, mais il nous interrompt illico pour préciser sa pensée : “En réalité, il ne s’agit pas de se retourner vers le passé pour se demander ce qu’on a raté afin de faire mieux – je ne me retourne jamais vers le passé. Ce que Fassbinder exprimait là, je crois, c’est un encouragement à ne jamais s’arrêter, à prendre des risques, à accepter l’échec et à remettre cent fois l’ouvrage sur le métier. La perfection n’est pas intéressante. Isabelle a cette mentalité, c’est une des nombreuses raisons pour lesquelles j’ai aimé travailler avec.”
Le risque : voilà un terme qui revient souvent dans la bouche d’Ira Sachs. Même si, à 53 ans, sa carrière, débutée en 1996 avec Le Delta, est de son propre aveu sur des rails solides, il se considère toujours comme un outsider, dans un système de plus en plus rétif aux auteurs, à l’indépendance, et donc au risque. “Pendant la fête de mon film, à Cannes, j’avais le sentiment d’être à bord du Titanic : tout va bien en apparence, on s’amuse, on boit du champagne, mais on sent bien que ça prend l’eau”, nous confie-t-il, soudain rattrapé par la mélancolie.
En toute indépendance
Se sent-il en danger ? Pas nécessairement à titre personnel, explique-t-il, mais il craint que son art, fabriqué comme il l’aime, se flétrisse inexorablement. On évoque alors l’assertion de Richard Linklater, selon laquelle le cinéma d’auteur vivrait un nouvel âge d’or avec l’arrivée des plateformes de streaming (Netflix, Amazon, bientôt Apple) qui ont besoin d’énormément de contenus, et de contenus variés, mais sa réponse fuse : “Je crois l’inverse. Linklater, bien qu’indépendant, n’a aucun problème à faire des films commerciaux si besoin. Il maîtrise ce langage, il peut s’adapter. Ce n’est pas mon cas, mes films ne rapportent pas beaucoup d’argent. Ensuite, je ne crois pas qu’on puisse être libre en travaillant pour ces compagnies. C’est un leurre. Une liberté de façade.” Le capitalisme, on y revient. Et l’on saisit mieux pourquoi le sujet le titille : ce n’est pas un caprice bourgeois mais une question vitale pour lui qui, comme tous les cinéastes qu’il a cités lors de cet entretien, a dû inventer une économie afin de pouvoir exercer son métier comme il l’entend. En toute indépendance, en toute souveraineté. Cela semble donc acté : Frankie n’ira pas à Hollywood.
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