Longtemps considéré comme des débiles et des corniauds par la culture populaire, les agents secrets ont vu leur blason redoré par le succès du Bureau des légendes d’Eric Rochant.
En 1963, dans Les Barbouzes de Georges Lautner, Lino Ventura, Francis Blanche et Bernard Blier incarnent trois agents secrets, respectivement français, russe et suisse. Après la mort d’un marchand d’armes, ces pieds nickelés, mandatés par leurs gouvernement respectifs pour récupérer les dossiers secrets du défunt, alternent gags potaches et répliques cultes dans un huis clos loufoque. Deux millions et demi de personnes iront voir le film en salles. Une décennie plus tard, le réalisateur Yves Robert met en scène Pierre Richard dans Le Grand blond avec une chaussure noire (1972). L’histoire d’un corniaud maladroit qui s’immisce à son insu dans une guerre des services de renseignements français qu’il finit par rendre chèvres. Un autre énorme succès populaire français couronné d’un Ours d’argent au festival international du film de Berlin. Dans les années 1980, d’autres films s’amusent en tourner en ridicule nos chers agents secrets. Gérard Oury pastiche l’affaire du Rainbow Warrior dans Vanille Fraise (1989), puis c’est au tour de Jean-Marie Poiré de se moquer de la DGSE dans Opération Corned-Beef en 1990 ; enfin, avec La Totale ! (1991), Claude Zidi achève et enterre ce qu’il reste de la maigre aura des agents secrets dans la culture populaire française. Et on élude volontairement l’OSS 117 incarné par Jean Dujardin…
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Redorer le blason des services de renseignements
C’est une évidence, nos espions n’ont pas la cote sur grand écran, concède Jean-Christophe Notin, spécialiste des services de renseignements. « La perception des services en France a toujours été celle de moins que rien, de tocards. Même au plus haut niveau de la hiérarchie, il n’y avait que des mauvais. » Pour ce journaliste et auteur de documentaire, cette défiance n’est pas l’apanage de la culture populaire : « Du général de Gaulle à Nicolas Sarkozy, en passant par François Mitterrand ou Jacques Chirac, la méfiance a toujours été de mise, jusqu’au plus haut sommet de l’État pour qui les grands informateurs de l’étranger étaient plutôt les diplomates. »
Devenu un véritable succès, Le Bureau des Légendes, la série réalisée par Éric Rochant, dont la quatrième saison débarque le 22 octobre sur Canal +, est venue briser cette déconsidération nationale. « La série entre à merveille dans une politique de rénovation de l’image des services de renseignements, et notamment de la DGSE », pointe Jean-Christope Notin.
« Il a fallu attendre 2012… »
Dans la France du XXe siècle, notamment après la Seconde Guerre mondiale, l’image des services de renseignements est régulièrement associée à l’échec : l’affaire Ben Barka, l’affaire Markovic ou celle du Rainbow Warrior… « C’est la fatalité du renseignement, éclaire Notin. Seuls les échecs sont connus. D’où cette image catastrophique de ces pauvres gars. » Mais les dés vont être renversés après les attentats du 11 Septembre. La perception des services de polices, des pompiers mais aussi des militaires et, par extrapolation, des services de renseignements changent. Les populations occidentales reprennent conscience que ces services travaillent pour la sécurité commune. Une décennie plus tard ce changement de paradigme pénètre la culture populaire comme l’explique avec lucidité Yves Trotignon dans Politique du secret, regards sur Le Bureau des légendes (aux éditions PUF, 2018) : « Il a fallu attendre 2012 pour que l’analyse soit enfin traitée sérieusement au cinéma. Relatant la traque, puis la mort d’Oussama Ben Laden, Zero Dark Thirty, de Katheryn Bugelow, place ainsi au premier plan une analyste de la CIA, magistralement incarnée par Jessica Chastain. »
Un film devenu un outil pédagogique de la DGSE
C’est à la même époque, en 2013, que l’idée germe dans la tête d’Éric Rochant de préparer une série sur la DGSE. Le réalisateur français est en effet un connaisseur de longue date de ce genre cinématographique. En 1994, il réalise Les Patriotes, détaillant le parcours d’un jeune Français (Yvan Attal) dans les services de renseignement israéliens. A sa sortie, le film fait un bide, étrillé par la critique. Pourtant, il obtient un succès d’estime chez les fonctionnaires de la Piscine (le surnom du siège de la DGSE), sise boulevard Mortier dans le XXe arrondissement de Paris. « Les Patriotes est instantanément devenu une part du matériel pédagogique utilisé par les instructeurs de la DGSE, quand ils abordent les questions de l’approche, du recrutement puis de la manipulation des sources », souligne Yves Trotignon. Le film est en effet projeté aux jeunes recrues au cours de leurs première semaines de formation.
Ce succès d’estime permet à Rochant de nouer une confiance avec la DGSE. D’autant que la cellule d’espionnage français souhaite redorer son blason. C’est sur ce terreau fertile que naît Le bureau des légendes sur lequel Rochant s’est expliqué dans les colonnes de Libération, en 2015 : « La seule contrainte, et c’est là où il y a eu discussion, c’est sur l’équilibre entre le spectaculaire et le réalisme. Je ne voulais rien céder au spectaculaire et eux voulaient que le réalisme soit tendu. Ils voulaient du Homeland, je voulais un A la maison blanche ou un Mad Men dans le renseignement. » Contrairement aux Patriotes vingt ans plus tôt, le succès est au rendez-vous et les critiques fêtent unanimement la série. « Pour la première fois, une fiction française s’intéresse de près et avec sérieux, à un service national, après un demi-siècle de moqueries, de fantasmes ou de films ratés », estime Yves Trotignon.
Les soupçons d’avoir été commandés par la DGSE
On lui pardonne même quelques invraisemblances scénaristiques. Toutefois, certaines mauvaises langues soupçonnent que la série puisse avoir été « commandée » par la DGSE. « En 2010 en effet, la DGSE a recruté pour la première fois un chargé de communication qui fut le premier contact de la production du Bureau des Légendes en 2013, écrit Vanity Fair en avril 2015. Grâce à lui, Rochant et sa team de scénaristes ont eu accès à certaines infos directement recyclées de l’écran. Si Le Bureau des légendes n’est pas à proprement parler un tract publicitaire pour la DGSE, nul doute qu’elle fait œuvre de pédagogie sur les rouages de l’agence et donc participe indirectement à l’effort de recrutement en cours. » Camille de Castelnau, scénariste et bras droit de Rochant dément : « L’objectif n’était pas de redorer le blason de la DGSE. On aurait fait une très mauvaise série si on l’avait faite sur des bases idéologiques ou de marketing ». Jean-Christope Notin nuance : « Ce n’est pas la DGSE qui est venue voir Rochant en lui demandant de faire la série. Mais ça s’inscrit dans une stratégie de communication que les Américains ou les Israéliens ont compris des années auparavant. Grâce au cinéma, ils ont popularisé leur image, au-delà des espérances. C’est simple quand on évoque un agent de la CIA ou du Mossad, on a l’impression qu’ils sont partout et qu’ils savent tout. Ils ont compris l’importance capitale de l’image et de la notoriété. »
Sans révéler qui, l’auteur du brillant documentaire Les Guerriers de l’ombre (diffusé en 2017 sur Canal +), glisse que d’autres services de renseignements « jaloux » du succès du Bureau des légendes, ont eux aussi poussé pour avoir leur propre série. Pour Yves Trotignon, après trois saisons couronnées par le critique et le public, « Le Bureau des légendes confirme le renouveau de la fiction française. Vantée par la presse américaine, elle constitue une remarquable initiation au monde du renseignement, alors que le contexte sécuritaire national et stratégique mondial rappelle l’importance des services. Elle marque aussi la consécration, voire la revanche, d’un cinéaste qui n’a cessé, depuis plus de vingt ans, de rôder autour du sujet. » Quant aux éventuelles dérives d’une multiplication des séries sur le sujet, à savoir la révélation d’informations confidentielles sur les services, Jean-Christophe Notin rassure : « De la DGSE, on en sait aujourd’hui 90 %. Les 10 % restant, les vrais secrets de la DGSE – le nom de sources, des agents, etc. – on ne les percera jamais. On sait beaucoup de choses, mais on est loin de savoir l’essentiel. Et puis, au fond, on n’a pas besoin de le savoir pour regarder une bonne série ou un bon film d’espionnage. »
Retrouvez notre dossier spécial sur la quatrième saison du bureau des légendes dans notre magazine en date du 17 octobre, consultable ici.
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