Le livre de la caviste belge déjoue les clichés sexistes associés à l’univers du vin et ausculte un milieu qui évolue.
Il existe peu d’expériences encore aussi prévisibles que celle de boire du vin au restaurant. Le serveur ou la serveuse remplit spontanément le verre le plus proche d’un spécimen masculin, tandis que l’accompagnante, servie en deuxième, est invitée à opiner du chef : oui, c’est bon. Au mieux, elle aura été consultée sur le choix de la couleur du liquide, voire éclairée sur ses caractéristiques dites « féminines » censées circonscrire son goût. On exagère à peine. On l’a déjà vécu.
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C’est contre ces pratiques culturelles idiotes et discriminantes que s’élève la journaliste et caviste belge Sandrine Goeyvaerts dans son livre Vigneronnes, quelques mois après un recensement des cheffes signé Vérane Frédiani et Estérelle Payany publié par le même éditeur.
Se débarrasser des clichés sexistes
Histoire de s’apercevoir que les femmes ont « toujours été là » dans les vignes, comme le formule l’auteure dans sa percutante introduction, où elle développe aussi ses idées sur la perception genrée de la consommation : « Si l’homme en devient jouisseur, la femme, elle, est la pécheresse. On en revient à la même chanson : ce qui fait la virilité de l’homme signe la déchéance de la femme. C’est à ce point ancré dans les esprits qu’encore maintenant une femme ivre subira l’opprobre tandis qu’un homme récoltera, au pire, des quolibets complices. »
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Quid de celles et ceux qui fabriquent le vin ? Pour celle qui est aussi présidente de l’association Women Do Wine (dont le premier salon a eu lieu en juin à La Bellevilloise, à Paris), le livre s’inscrit dans une logique de mise en lumière des femmes, représentant un tiers des chef.fe.s d’exploitations – l’une des infos qu’on apprend au fil des 170 pages – sans pourtant occuper le devant de la scène ni les postes clefs de l’industrie.
“J’ai d’abord essayé de mettre en retrait mon genre, avant une prise de conscience qui a fini par tout chambouler”
« C’est devenu une préoccupation dans tous les aspects de mon travail, y compris le fait de mettre en avant des expertes dans mes interviews », explique celle qui a franchi les obstacles avec une certaine énergie. Dans sa boutique, il arrivait encore il y a peu que des clients lui demandent si le patron était là, doutant de sa compétence.
« Je me sens proche du cheminement que raconte la sommelière Pascaline Lepeltier dans la préface : en tant que femme dans le milieu du vin, j’ai d’abord essayé de mettre en retrait mon genre, avant une prise de conscience qui a fini par tout chambouler. »
100 portraits pour souligner la diversité des femmes vigneronnes
En 2014, Goeyvaerts remporte un trophée (« meilleur blog ») lors d’une soirée annuelle de la prestigieuse Revue du vin de France et se rend compte qu’elle est l’une des rares nommées. Pire, parmi les quinze personnes primées ce soir-là, seulement deux femmes. Son malaise la pousse à l’action. La punchline de sa bio Twitter – « pif, gras, féminisme » – plante le décor.
Cinq ans plus tard, la Liégeoise a construit ce livre autour de 100 portraits croqués sur le vif de vigneronnes françaises, certaines déjà stars comme Michèle Aubéry du merveilleux Domaine Gramenon en Drôme provençale, d’autres moins connues ou présentées d’habitude derrière leur mari.
“Je voulais montrer que les vigneronnes peuvent avoir de multiples visages, vécus et manières de négocier avec le monde”
Les noms s’enchaînent et ils comptent : Eve Maurice, Noëlla Morantin, Fiona Leroy, Isabelle Perraud, Marlène Soria et ses 73 ans déclarant « rien n’est impossible pour une femme dans ce métier », Céline Gormally, Muriel Giudicelli, Julie Marfisi, Clémence Debord, Latifa Saïkouk et plusieurs dizaines d’autres qui détaillent leurs parcours et leurs désirs.
« Comme l’exhaustivité est impossible, j’ai choisi des profils et des âges très différents. Je voulais montrer que les vigneronnes peuvent avoir de multiples visages, vécus et manières de négocier avec le monde. Leurs revendications sont multiples. Chez les plus âgées, les acquis sociaux sont mis en avant, car de nombreuses vigneronnes ont longtemps travaillé sans être déclarées. Dans les plus jeunes générations, elles parlent plus facilement de sexisme et de harcèlement dans le travail, mais leur intégration semble plus évidente. »
Un milieu en pleine transformation
Les années à venir vont-elles enfin nous débarrasser de ces clichés lourds comme de la piquette et donner aux vigneronnes compétentes la place qu’elles méritent – toutes choses qui nous aideront à boire plus détendu.e.s ?
“J’espère aussi que des jeunes filles vont être inspirées pour se lancer, car il est plus facile de se construire avec un modèle”
« Je suis persuadée que mettre en avant ces femmes va contribuer à casser les stéréotypes, démontrer que les vins ‘délicats’ faits par une vigneronne manucurée, c’est une fausse image, souligne Sandrine Goeyvaerts. Les vins faits par des femmes ne se ressemblent évidemment pas entre eux. J’espère aussi que des jeunes filles vont être inspirées pour se lancer, car il est plus facile de se construire avec un modèle. La prise de conscience commence. Même si c’est un milieu compliqué, je sens que le vent tourne. En ce moment, je reçois beaucoup de communiqués sur les foires aux vins de la rentrée. Quasiment toutes les grosses enseignes évoquent les vigneronnes. C’est peut-être du feminism washing comme il existe du green washing, mais je m’en fous. Mon but, c’est que l’on parle d’elles. »
Vigneronnes. 100 femmes qui font la différence dans les vignes de France (éditions Nouriturfu), 170 p., 18 €
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