Phénomène vidéoludique indé du moment, l’œuvre du studio australien The Voxel Agents est à la fois une brillante collection de casse-tête et une méditation doucement mélancolique sur le souvenir, le temps qui passe et ce qu’il fait aux (relations entre les) gens. Alors que, d’“Assassin’s Creed : Odyssey” à “Call of Duty : Black Ops 4” et bientôt “Red Dead Redemption 2”, la saison des blockbusters est lancée, il serait bien dommage de ne pas consacrer aussi un peu de temps à “The Gardens Between”.
Un ballon de plage, une console de jeu vintage, une bouteille de Coca. Un caque de walkman, un squelette de dinosaure, un toboggan. Un vieil ordinateur Macintosh avec son imprimante. Un télescope pour regarder les étoiles. Un canapé. Voilà le genre de choses, toujours plus grandes que nature et rarement à leur place habituelle, que l’on découvre dans les vingt tableaux de The Gardens Between et qui, en règle générale, nous bloquent le passage jusqu’au moment où on l’on trouve le moyen de les utilisera à notre avantage. “Nous”, ici, c’est en apparence le duo formé par un garçon et une fille visiblement proches mais à l’âge indéterminé (et dont les jardins du titre sont ceux qui séparent leurs habitations respectives).
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Leur but semble être d’amener une sphère scintillante au point culminant de chaque niveau. Ce qui est plus facile à dire qu’à faire et, même, tourne régulièrement au casse-tête parce qu’il n’y a pas de pont pour passer, parce que la boule de lumière n’est jamais là où on le voudrait (quand elle n’est pas absorbée par une plante étrange) et, tout simplement, parce que nos personnages n’avancent pas toujours exactement comme on le voudrait. Parce qu’en fait, non, nous ne sommes pas ce garçon et cette fille. En réalité, nous serions plutôt la flèche du temps qui, une fois n’est pas coutume, part un peu dans tous les sens.
Le temps comme matière à manipuler
Sensation indé de l’automne après avoir été un habitué des festivals de jeux vidéo (et de leurs palmarès) depuis que ses auteurs australiens ont commencé à dévoiler leur projet en 2015, The Gardens Between ne se joue en effet pas comme on pourrait l’imaginer en découvrant ses séduisantes images faussement naïves. Évoluant quelque part entre Monument Valley (pour les tableaux-mondes stylisés et l’art du trompe-l’œil), le récent Planet Alpha (qui, lui aussi, faisait du temps une matière à manipuler) et les faux jumeaux Gorogoa et Framed (pour cette manière de faire travailler le joueur sur une séquence d’événements afin, comme au cinéma, de la “monter” de la manière qui convient), l’œuvre du studio The Voxel Agents nous offre trois possibilités d’action : aller de l’avant (tout ou presque ce qui est à l’écran, à commencer par nos deux personnages, suit alors le mouvement), repartir en arrière et interagir avec l’un ou l’autre des mécanismes présents dans les niveaux.
Par exemple, on emmènera nos deux héros ramasser une orbe, on reviendra en arrière pour la déposer sur un bloc mobile et on repassera la marche avant pour que ce dernier aille se positionner plus haut, à un endroit où l’on sera tout content de récupérer notre trésor. Evidemment, plus on approche de la conclusion du récit plutôt impressionniste, plus l’affaire se complique pour tourner même franchement au casse-tête aux deux-tiers du jeu.
Un voyage dans la mémoire partagée de deux enfants
Le premier plaisir est là, dans cette façon nouvelle d’appréhender les divers éléments d’une scène, leurs interconnexions, les rapports cause-conséquence et d’expérimenter à partir de là en progressant à tâtons jusqu’au moment où, eurêka, la lumière se fait et tout paraît brusquement évident. Parfois, d’ailleurs, la solution sera de tout arrêter momentanément pour laisser gonfler l’intensité de l’instant (lorsque la foudre s’apprête à frapper, par exemple). Mais le (brillant) puzzle game est aussi une subtile méditation sur quelques trucs plutôt importants : le temps qui passe, donc, avec ce qui lui résiste et ce qu’il emporte au loin, la force de la mémoire surtout quand elle est partagée, la place des objets et des souvenirs qui leur sont associés dans tout cela. Ce que l’on explore et remet peu à peu en ordre en scratchant tel un DJ un peu mélancolique et néanmoins plein d’allant, c’est la mémoire de nos deux héros, de toute évidence de grands amis d’enfance probablement sur le point de se séparer.
Telle est en tout cas notre lecture de cette histoire douce-amère mais, comme dans toutes les œuvres qui ont l’élégance de laisser leurs métaphores largement ouvertes au lieu de les boucler à double tour, chacun sera libre de projeter ses propres affects et sentiments dans The Gardens Between. Qui, tout bien pesé, scelle la belle rencontre dans un drôle d’endroit charmant entre Marcel Proust et le Rubik’s Cube – avec une chouette musique d’ambiance pour fêter ça.
L’intérieur de nos têtes
On pourrait, comme le critique du site The Verge, s’interroger sur le rapport entre ce qui se passe vraiment dans le jeu (c’est-à-dire ce que l’on y fait) et la perception que pourraient en avoir ses personnages. On peut aussi hasarder l’hypothèse que ce que l’on voit dans The Gardens Between, par son rapport au temps comme par sa manière de recomposer les histoires, de réassembler les objets et sa vision fondamentalement analogique (dans tous les sens du terme, plutôt que numérique, chiffrée et sûre) du réel (quoi que l’on désigne par ce terme), pourrait bien ressembler à ce qui vibre confusément en nous, pauvres humains fragiles et glorieux qui vivent, aiment, échouent, oublient et se souviennent. C’est étrange, assez perturbant et finalement plutôt beau de reconnaître l’intérieur de sa tête dans un jeu vidéo.
The Gardens Between (The Voxel Agents), sur Switch, PS4, Mac et PC, environ 20€
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