Il y a 50 ans, quatre allumés du Michigan, transplantés à Times Square, rendaient au rock son sens de l’outrage et de la radicalité. Et sonnaient le glas des sixties sur leur premier album détonant.
Le retour de Beethoven. A moins qu’il ne s’agisse de la résurrection de Wagner. Quelque chose de puissant en tout cas, et de suffisamment saisissant pour qu’un chasseur de talents chevronné se retrouve en mode statue : quand il entend pour la première fois les Stooges, Danny Fields reste pétrifié – pétrifié et persuadé d’avoir fait LA découverte musicale d’une année propice à tous les basculements esthétiques.
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A l’automne 1968, la bizarrerie a la cote. Et les décibels aussi, surtout s’ils s’accompagnent comme dans le Michigan d’un sens aigu du slogan. Dans ce domaine, nul programme ne saurait rivaliser avec celui du MC5, “dope, rock’n’roll et baise dans la rue”. Venu de New York jauger le phénomène au Grande Ballroom de Detroit, Fields n’a pourtant d’yeux et d’oreilles que pour le groupe chargé d’assurer la première partie.
Une bande de misfits
Car si l’équipe vedette est capable d’une fureur impeccablement chorégraphiée, les quatre olibrius se produisant sous l’appellation Psychedelic Stooges ne ressemblent à rien de connu – ou du moins à rien de fréquentable, ce qui pour un membre de la bande à Warhol constitue la meilleure des recommandations. Prise de contact, proposition de contrat, projet de disque : le temps de sortir le carnet de chèques, et les pires trublions de la conurbation de Detroit se retrouvent signés sur Elektra. Soit sur le label phare du folk-qui-tue-les-fascistes et de l’étrangeté à la mode de Los Angeles.
Les 33 tours de chez Elektra, le chanteur des Psychedelic Stooges les connaît par coeur. Et les autres aussi : à son boulot de vendeur dans l’un des magasins de disques les mieux achalandés d’Ann Arbor, Jim Osterberg doit une culture musicale d’un bel éclectisme et une rencontre du genre déterminant ; en 1976, il brossera dans Dum Dum Boys le portrait du gang de misfits habitué dix ans plus tôt à traîner devant la vitrine de Discount Records.
Des teignes limite sociopathes – “they seemed to put the whole world down”, ils avaient l’air d’envoyer chier le monde entier – dont l’insolence l’enchante tellement qu’il forme avec eux un groupe de rock, puis emménage en leur compagnie dans une ferme rebaptisée Fun House. Une abbaye de Thélème pour freaks, avec marijuana, bouffe macrobiotique et films de série Z à gogo, ces derniers étant regardés sur une télé qu’encadrent des posters d’Elvis, Brian Jones et Adolf Hitler…
Car le guitariste des Psychedelic Stooges est aussi friand de nanars – le nom du groupe, promptement amputé de son premier terme, vient d’un trio de comiques du type calamiteux – que d’insignes de la Wehrmacht et de riffs de la British Invasion. Afin de financer un voyage à Londres et d’en ramener un fragment d’une Rickenbacker fracassée sur scène par Pete Townshend, Ron Asheton a autrefois vendu sa moto ; désormais, l’équipée sauvage, c’est guitare en main qu’il la joue, avec pour chanteur un adepte du torse nu rêvant tellement d’être Mick Jagger ou Jim Morrison qu’il se demande parfois pourquoi on ne l’a pas surnommé Mick Morrison. A défaut, Jim Osterberg va devenir Iggy Pop, et donner au cocktail nihilisme/primitivisme ses lettres de noblesse.
“Another year with nothing to do”
Début 1969, les Stooges drivés par Danny Fields découvrent New York. A moins que ce ne soit l’inverse (dans la backroom du Max’s Kansas City, tout le monde en pince pour la virilité décomplexée d’Iggy). Y compris Nico, la chanteuse des débuts du Velvet Underground, un groupe dont l’ancien bassiste-violoniste John Cale est par ailleurs chargé de superviser le travail en studio des Stooges. Coup d’essai, coup de maître : sur la seconde chanson du résultant album, un concentré de lubricité intitulé I Wanna Be Your Dog, des clochettes de traîneau annoncent la venue d’un Père Noël d’un genre nouveau ; dans sa hotte, des cadeaux à tire-larigot pour tous les vauriens, vandales et petites frappes (en V.O., punks) de l’Amérique banlieusarde.
Car les Stooges d’avril 1969 sont l’incarnation ultime d’une certaine idée du rock’n’roll – une musique de l’animalité, de la rogne et de la sédition adolescente. Dépassé, le Summertime Blues dégoupillé en 1958 par Eddie Cochran et récemment relooké metal lourd par Blue Cheer ; pour Iggy, Ron et les autres (Scott Asheton à la batterie, Dave Alexander à la basse), nulle saison n’échappe au ras-le-bol. Idées noires sous la neige, grogne au temps des bourgeons, déprime à celui des blés mûrs et spleen quand vient de l’automne la langueur monotone : avec 1969, “another year with nothing to do”, l’ennui a droit à son hymne, idéalement scandé par un Diddley beat méchamment vénère. Suit un disque d’une implacable radicalité, où sentiment d’aliénation, marasme affectif et fantasmes cracra nourrissent des refrains jouissifs en diable.
Des vertus de la conflictualité : entre Cale le cérébral et les quatre fumeurs de moquette dont il a la charge, les tensions s’exacerbent ; à défaut de capturer l’entière puissance des Stooges – il faudra pour cela attendre l’année suivante et Fun House –, la propreté clinique du son a le mérite de mettre en lumière la fière toxicité de l’écriture d’Iggy.
Une rockstar est née
Dès le lycée, où d’aucuns voyaient en ce joueur de golf de la graine de président des Etats-Unis, Iggy/James a su se mettre en avant ; face à un micro, il devient d’emblée l’empereur de la provoc, le pape du priapisme, le grand mamamouchi de l’outrage. Et a à cette fin la riche idée de prendre à rebrousse-poil sa propre génération : quand les paroliers du rock progressif se piquent de lyrisme, il retranche, élague et retrouve l’essence même du rock qui claque la porte.
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Aux Olympiades de la négativité, No Fun est médaille d’or : riff couperet, fuzz de fin du monde, chant tout de morve et de morgue – un bel os à ronger pour les Sex Pistols, qui, en 1976, s’y attaqueront toutes quenottes dehors. Le répertoire initial d’Iggy et Ron est squelettique ? No problemo : au Chelsea Hotel, où la fine équipe a pris ses pénates, les couplets de Real Cool Time, Not Right et Little Doll se troussent dans l’urgence, puis prennent la direction d’un studio de Times Square.
Soit du pire nid d’asticots de la Grosse Pomme. Verdict du magazine Rolling Stone : “La musique des Stooges est bruyante, chiante, vulgaire, répétitive, infantile et ramenarde. Et ça me plaît bien comme ça.” Tu parles, Charles, que ça va plaire : trois ans après la sortie de The Stooges, l’ajout d’un Z à son prénom fera d’Iggy l’archétype de la rockstar – Ziggy Stardust – telle que la fantasme un certain David Bowie.
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