Un premier film d’un romantisme éperdu sur les fantômes et la mémoire, dans un Paris fantasmagorique.
Il y a quatre ans, Stéphane Batut, jusqu’alors directeur de casting et réalisateur d’un documentaire (Le Chœur), poursuivait son expérience avec Le Rappel des oiseaux. Tourné à l’occasion d’un voyage familial dans la région tibétaine de Kham, ce moyen métrage enregistrait le spectacle fascinant d’une cérémonie funéraire toute particulière où des cadavres humains sont donnés en pâture à un nuage de vautours.
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Ce qui ne devait être que les images témoins d’une attraction touristique et un électrisant souvenir de vacances se changeait en un objet ensorcelant qui parvenait à nous faire regarder l’irregardable. Longtemps, Stéphane Batut songea à le nommer Disparaître sous tes yeux, avant de lui préférer son titre établi. Comme un résidu de rêve encore vivant, ce nom provisoire a peut-être hanté le cinéaste jusqu’à le guider à Vif-Argent.
Rencontre amoureuse dans un Paris noctambule et actuel
Quand elle se réveille de sa première nuit avec Juste, Agathe (Judith Chemla) est seule. Unique indice d’une présence volatilisée : une boule de vêtements sur laquelle trône un blouson pailleté. Elle ne le sait pas encore, mais Juste (Thimotée Robart) est presque déjà mort. Prisonnier du monde des vivants, ce fantôme vagabond et passeur d’âme est comme le rescapé agonisant d’un naufrage, dont les derniers souffles sont dirigés vers Agathe et son corps nu.
Ce qui frappe devant ce premier long métrage présenté à l’Acid Cannes 2019, c’est son audace, son irrépressible envie de cinéma, sa capacité à faire communier naturalisme et fantastique. Dans ce mélo âpre et enchanté, la ville est un pôle d’attraction pour les vivants et les morts, qui habitent de leurs souvenirs le goudron et les pavés.
Dans un Paris noctambule et modianesque (les rencontres ont toujours lieu au détour d’une rue, d’un café), actuel (les tentes sous les ponts et les gyrophares de police qui éclairent la nuit), badigeonné des artifices d’un romantisme sophistiqué (lumières rouges et bleues pour mieux tailler dans les âmes), Agathe croit reconnaître en Juste un vieil amour, lui aussi brutalement évaporé après une rencontre aussi brève qu’indélébile.
Retenir les fantômes pour repousser la mort
Ce que nous voyons n’est alors peut être que le fruit du délire de la jeune femme, qui rejoue les premiers gestes d’une histoire inachevée. L’émouvante beauté du film tient dans cette façon qu’a le cinéaste de filmer le deuil, comme une symbiose entre acceptation et renoncement (oublier le corps sans en oublier les étreintes et les baisers).
La sidération provoquée par Le Rappel des oiseaux résidait dans la curiosité de son sujet mais aussi dans sa vision toute naturelle de la mort et dans son irréversibilité. Pour libérer le mort et ses proches, il fallait oublier et tout détruire (les objets, les habits, les photos). C’est parce qu’ils repoussent cette séparation que les amants de Vif-Argent sont condamnés à s’aimer comme pour de vrai.
Ce film de Stéphane Batut ne constitue pas l’envers occidental du précédent mais il se révèle plutôt comme un trait d’union, un espace intermédiaire entre l’oubli et le souvenir, une île réconciliatrice où traquer les empreintes – presque effacées mais toujours vibrantes – de ce(ux) qui s’éteint. Peut-être l’une des plus belles raisons de faire du cinéma.
Vif-Argent de Stéphane Batut, avec Timothée Robart, Judith Chemla, Djolof Mbengue (Fr., 2019, 1 h 46)
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