A sujet sombre, traitement lumineux : cette libre adaptation aboutit à une formidable saga théâtrale.
Incarner une idée dans le corps de personnages, c’est quand même autre chose que de mettre en pratique une théorie en passant les corps qui la supportent par pertes et profits.
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C’est même toute la différence entre le théâtre et le monde réel, aux mains des politiques et des financiers. Car le théâtre est fait de jeu, dans les deux sens du terme : ludique et spatial, et cet interstice autorise le mouvement entre deux parties d’un même objet. Ici, le roman et la scène.
Dans la libre adaptation du roman de Dostoïevski, Les Démons, par Sylvain Creuzevault et ses acteurs, le jeu s’acoquine à la réflexion comme la parole au corps.
Deux présences exceptionnelles, Valérie Dréville et Nicolas Bouchaud
Aux acteurs épatants de sa troupe s’ajoutent deux comédiens exceptionnels : Valérie Dréville, aussi réjouissante dans le rôle de la riche Varvara Stavroguine que dans celui d’Alex Kirillova qui fait du suicide la démonstration de sa liberté.
Et Nicolas Bouchaud, impayable Stépane Verkhovenski, qui résume avec panache son désarroi de précepteur et de père raté : “J’ai une douleur civique.” Une douleur sans remède, comme on le verra au bout du compte.
Il aura fallu trois mois de répétitions, faites d’improvisations à partir de la traduction du roman par André Markowicz, pour arriver à ce résultat fantastique : quatre heures de théâtre jubilatoire où le plaisir qu’éprouvent les acteurs se communique au public par une commune imprégnation de la thèse du roman.
A savoir l’habituel et consternant trajet du nihilisme révolutionnaire débouchant sur le terrorisme, incarné par Piotr Verkhovenski, qui manipule tout autant l’aristocrate indifférent Nikolaï Stavroguine que l’étudiant Ivan Chatov.
Une pièce joyeuse à l’image du gai savoir nietzschéen
Foi et athéisme trouvent aussi leurs porte-parole, tout comme le réformisme hérité des Lumières qu’incarn Stépane Verkhovenski. Pour faire voler en éclats tout cet appareil critique et idéologique, la faillite des pères constitue le détonateur le plus radical, laissant place à la pesanteur de la grâce, aux fulgurances de la folie, à l’étincelle ravageuse de la révolution.
On aime la façon dont les acteurs se mettent en bouche, avec la langue du XXIe siècle, des théories fumeuses qui continuent de nous pourrir la vie, les vices de forme où la morale se défausse, la contagion des peurs déguisées en révoltes et le retournement des révolutions en terreurs.
On aime l’appel d’air procuré par Stépane lisant le texte d’Adorno, Résignation, sur le lien, pas toujours nécessaire ni souhaitable, entre pensée et action, alors qu’une fumée irrespirable fond sur la salle et brouille notre vision. A l’image de la machinerie théâtrale qui inonde le plateau à chaque changement de scène à l’aide d’extincteurs, vaine tentative pour éteindre l’incendie révolutionnaire et noyer les cendres des idéologies mortes.
On aime cette pièce parce qu’elle est joyeuse, à l’image du gai savoir nietzschéen, et qu’il faut être joyeux pour encaisser tant de noirceur. Fabienne Arvers
Les Démons Librement inspiré du roman de Dostoïevski, mise en scène Sylvain Creuzevault, jusqu’au 21 octobre à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, Ateliers Berthier (Paris XVIIe), dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Tournée jusqu’en juin 2019
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