Les sociologues Mitchell Dean et Daniel Zamora poursuivent le débat sur Michel Foucault et le néolibéralisme dans un essai critique, “Le dernier homme et la fin de la révolution” (éd. Lux). Ils reviennent sur les dix dernières années de sa vie et de son œuvre, quand dans sa quête d’une “gouvernementalité de gauche”, il s’intéressa à ce courant de pensée.
Au milieu des années 1970, le rêve d’une société sans classe, rendu incandescent par Mai 68 partout dans le monde, a du plomb dans l’aile. Alors que cet idéal s’éloigne, et que les “nouveaux philosophes” passés “du col mao au Rotary” (pour reprendre le titre d’un livre fameux de Guy Hocquenghem) annoncent la fin des utopies, Michel Foucault commence à s’intéresser au néolibéralisme. Cette école de pensée en plein essor sonne chez lui comme une promesse d’autonomie et de marges de liberté plus grandes pour les pratiques minoritaires (sexe, drogues, refus de travailler…). Alors qu’il juge la gauche de tradition marxiste dans l’impasse, son regard se décentre : la question des inégalités n’est plus prioritaire, celle du pouvoir le devient. Dans Le dernier homme et la fin de la révolution. Foucault après Mai 68 (Lux), les sociologues Mitchell Dean et Daniel Zamora examinent méticuleusement ce tournant pour porter un regard critique sur l’héritage politique de Foucault, et relancer le débat sur sa relation à cette école de pensée. Entretien.
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Pourquoi vous semblait-il important de revenir sur le lien entre Michel Foucault et le néolibéralisme, pendant les dix dernières années de sa vie (entre 1975 et 1984) ?
Mitchell Dean – Les cours qu’il consacre au néolibéralisme, en 1978-79, et qui sont rassemblés dans Naissance de la biopolitique, sont importants à plusieurs égards. Tout d’abord ils sont les seuls que Foucault a directement dédiés à son présent. Aujourd’hui l’immense majorité des travaux sur ce qui constitue peut-être l’un de ses textes les plus cités y voient une perspective critique, malgré le fait que Foucault adopte une perspective essentiellement descriptive. Son travail est aujourd’hui totalement décontextualisé, façonnant un Foucault qui sert les agendas intellectuels des uns et des autres. Ce que l’on essaie de montrer, c’est que ce contexte est un élément essentiel pour comprendre son projet intellectuel et plus généralement les mutations de la vie intellectuelle française de la fin des années soixante-dix. Enfin, c’est aussi une manière de revenir sur son héritage. En particulier au regard de l’immense influence de son œuvre, spécifiquement au sein des intellectuels à gauche.
Daniel Zamora – J’ajouterai que c’est aussi important en ce que l’analyse que Foucault a faite du néolibéralisme était très complaisante. Elle nous a à la fois donné une compréhension interne brillante du néolibéralisme, tout en nous désarmant pour le critiquer. Revenir sur cette période, c’est donc comprendre les conditions de l’échec de la gauche au tournant des années 80.
A l’époque, le néolibéralisme est un “collectif intellectuel” en formation, après les désillusions du “socialisme réel” et le reflux progressif du mouvement social. Qu’est-ce qui séduit Michel Foucault dans ce courant de pensée ?
Daniel Zamora – Il y a une phrase célèbre où Foucault dit que le socialisme n’avait pas de gouvernementalité propre. Qu’une gouvernementalité de gauche était à “inventer”. Je pense que c’est dans ce cadre qu’il va s’intéresser au néolibéralisme. Foucault ne travaillait jamais de manière désintéressée sur son objet. Il s’agit toujours d’interroger ou de transformer le présent. Et son présent, c’est précisément celui de la “crise du socialisme” d’après-guerre, centré sur la conquête de l’Etat et la socialisation des richesses. Ce socialisme était à ses yeux dépassé, entaché par ses dispositifs de normalisation voire ses pulsions autoritaires. Il ne faut pas oublier que Foucault était hostile au programme commun, qu’il n’avait pas, comme beaucoup d’intellectuels, voté pour Mitterrand en 1981, et qu’il semblait partager les thèses de François Furet sur les liens qui uniraient révolution et totalitarisme [l’historien François Furet a publié La Révolution française en 1965, et Penser la Révolution française en 1977, ndlr]. Dans ce cadre d’un moment “post-révolutionnaire”, le néolibéralisme, conçu comme un “style” de gouvernement, pouvait alors constituer un point de départ stimulant pour réinventer une gauche qui ne soit pas socialiste, une gauche “débarrassée” de cet “horizon indépassable” qu’était le marxisme. Il semblait, aux yeux de Foucault, valoriser l’autonomie, la société civile, le pluralisme et permettre des formes de gouvernement beaucoup moins normatives. Il apparaît alors comme cadre plus permissif pour expérimenter d’autres formes d’existence.
“Le néolibéralisme semblait, aux yeux de Foucault, valoriser l’autonomie, la société civile, le pluralisme et permettre des formes de gouvernement beaucoup moins normatives”
Durant cette période, le philosophe multiplie les contacts avec la “deuxième gauche”, caractérisée par son antiétatisme et son attachement aux principes de l’autogestion… A-t-il contribué, par sa notoriété, au succès à moyen terme de celle-ci dans la bataille des idées ?
Daniel Zamora – Ce qui est certain c’est que, comme l’a amplement illustré Serge Audier [auteur de Penser le “néolibéralisme” : le moment néolibéral, Foucault et la crise du socialisme, 2015, ndlr], il faut comprendre son intérêt pour le néolibéralisme dans le cadre plus général des réflexions ouvertes par la deuxième gauche. Celles d’une gauche qui réhabilite la notion d’entreprise et d’autogestion, qui dénonce la supposée “tentation” totalitaire associée au programme commun ou qui célèbre la “désétatisation” de la société française. L’Etat est alors rapidement devenu l’ennemi à abattre pour toute une génération d’intellectuels gravitant autour de cette deuxième gauche. André Gorz ira jusqu’à célébrer le retrait de l’État associé aux réformes néolibérales du gouvernement de Valéry Giscard d’Estaing. L’espace “libéré” pouvait alors être réinvesti par la société civile. Il parlait alors “d’échanges” et “d’osmose” entre “néolibéraux et néo-socialistes”. Évidemment ce diagnostic s’est révélé totalement erroné. Les espaces désinvestis par l’Etat ont au contraire mené à un accroissement des inégalités et à une plus grande dépendance des individus vis-à-vis du marché. C’est aussi en ce sens que cet héritage s’est révélé d’un secours très limité pour affronter les conséquences politiques du néolibéralisme qui ont, au cours des quarante dernières années, contribué à l’exacerbation des inégalités et à la délégitimation de la puissance publique.
Mitchell Dean – Je pense que le vif intérêt de Foucault pour la deuxième gauche, son idée que les classes et les inégalités sont désormais supplantées par les questions de la subjectivité et de l’éthique ou encore sa négligence pour la question démocratique au profit des arts libéraux de gouvernement, implique a minima qu’il est difficile de saisir la séquence politique qui suit les années 90 d’un point de vue foucaldien. Bien qu’il ait toujours cherché à problématiser le sens commun, à bousculer nos évidences, sa pensée à paradoxalement naturalisé certaines des propriétés fondamentales de nos systèmes politiques.
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Foucault a vécu l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher (1979) et Ronald Reagan (1981) – et a fortiori, la dictature du général Pinochet au Chili (1973), qui a été un “laboratoire du néolibéralisme”. Pourquoi n’a-t-il pas vu les dangers qu’il comprenait, en matière d’inégalités, mais aussi d’autoritarisme ?
Daniel Zamora – Foucault faisait un usage intéressé du néolibéralisme. Il n’a jamais eu l’ambition de faire un travail qui serait strictement académique ou historique. Dans ce cadre je pense que le néolibéralisme lui a offert un cadre intellectuel stimulant pour penser l’autonomie des individus et imaginer une forme de pouvoir qui serait moins normative. Pendant longtemps, il nous a offert des portraits éblouissants du pouvoir, mais semblait muet quant aux alternatives et aux manières d’y résister. Mais durant cette période il va finir par définir la résistance comme un “art de n’être pas tellement gouverné”. Comme une lutte contre tout ce qui nous assigne à une certaine identité ou à un certain rapport à nous-mêmes. Il perçoit alors le néolibéralisme comme une gouvernementalité qui ne projette pas a priori sur les individus certaines identités ou conceptions de la vie bonne. Il ne viserait qu’à agir sur l’environnement du sujet, sur les incitants économiques, sans juger moralement les choix opérés par ceux-ci. Il agit sur les « règles du jeu » et non sur les « joueurs » disait Milton Friedman. Derrière la généralisation du calcul « coûts/bénéfices », Foucault perçoit une technologie potentiellement subversive. Le problème ici est qu’en faisant du rapport à soi et de « l’invention de soi » le cœur de la critique sociale, il a effectivement invisibilisé le problème des inégalités qu’il pensait partiellement résolu, ou celui de l’exploitation. Il nous a offert une stylisation de l’existence plutôt qu’une réelle alternative politique. Le pouvoir semblant omniprésent, on s’aménage des « espaces autres » qui semblent cependant de bien maigres contrepoids aux dynamiques économiques et politiques engendrées par le néolibéralisme. Cette analyse « intéressée » l’a également mené à largement sous-estimer le caractère autoritaire du néolibéralisme faisant du « vote » dans la sphère de la consommation le lieu privilégié de la démocratie.
Toutes proportions gardées, la situation politique actuelle – disparition de la gauche, dévalorisation du clivage de classe, mise en équivalence entre libéralisme et démocratie – est-elle liée à l’influence intellectuelle de Michel Foucault ?
Mitchell Dean – Le phénomène politique que vous soulignez, dont l’intensité a varié selon les pays, ne doit évidemment pas être attribué à un individu. Ça serait idiot. Mais il serait tout aussi idiot de ne pas voir que les idées ont de l’importance, et qu’elles ne sont pas sans conséquences. Cela est d’autant plus vrai d’un des intellectuels les plus influents des cinquante dernières années. Le nom de Foucault a cependant joué des rôles différents selon les contextes nationaux et politiques. Il s’est notamment révélé être un refuge utile dans l’université pour les intellectuels de gauche, et sa perspective critique s’est largement diffusée non seulement dans des disciplines telles que la philosophie ou la sociologie, mais aussi les écoles de business et de management. Ce succès est évidemment à mettre en relation avec le déclin du marxisme comme horizon intellectuel, laissant un espace aux foucaldiens pour occuper l’espace de la critique et de prestigieuses positions universitaires. Foucault est en ce sens devenu un positionnement intellectuel opportun dans le cadre de la disparition de la gauche comme force sociale et politique. Il s’est avéré même parfois compatible avec ce que Nancy Fraser a appelé le « néolibéralisme progressiste », valorisant à la fois les courants libéraux mainstream des nouveaux mouvements sociaux et les secteurs les plus dynamiques et de l’économie capitaliste.
“Foucault aurait certainement célébré l’incertitude politique et le polymorphisme du mouvement des Gilets jaunes, sans leader apparent”
Les Gilets jaunes, qui s’illustrent par l’autonomie de leurs pratiques et leur “ingouvernabilité”, incarnent-ils l’idéal de résistance de Michel Foucault ?
Mitchell Dean – Le mouvement des Gilets jaunes est un phénomène complexe au sein d’une conjoncture politique très particulière, en particulier celle du populisme que Macron et son mouvement ont cherché à mobiliser. Celle d’un monarque sans intermédiaires. En ce sens, leur émergence doit bien entendu beaucoup à l’érosion de l’État social, des syndicats, ainsi qu’à la défiance désormais grandissante vis-à-vis des partis politiques et du système de représentation. Comme vous le soulignez dans votre question, il y a en effet quelque chose qui recoupe les positionnements de Foucault. Notamment son rejet des formations et organisations politiques classiques valorisant l’idée d’un nouveau peuple contre les « privilèges » de l’ancien. Foucault parlait des « nouveaux plébéiens », rassemblant les groupes exclus et marginalisés, les classes indisciplinées, délinquantes et dangereuses s’opposant aux partis conventionnels (en particulier les partis de gauche et les syndicats, la classe ouvrière organisée, les communistes et les bureaucraties de l’État providence). On peut donc imaginer que Foucault aurait célébré l’incertitude politique et le polymorphisme de ce mouvement sans leader apparent. D’un autre côté, dès la fin des années soixante-dix, il a rapidement remplacé cette valorisation de la plèbe par une vision plus individualiste de la culture de soi, que l’on pouvait trouver les écoles philosophiques antiques avec leurs « techniques de soi ». Comme on a essayé de le montrer, la relation à soi remplace alors chez Foucault la relation du citoyen à l’État en tant que lieu de résistance politique. À cet égard, les gilets jaunes auraient probablement moins servi à Foucault comme exemple de résistance.
Depuis plusieurs années vous portez un regard critique sur son travail. Cette critique vous semble-t-elle de plus en plus audible au sein de la “gauche radicale”, où il a longtemps été une figure très respectée ?
Mitchell Dean – On l’espère ! Il y a du moins des signes que les lignes bougent. Cependant Foucault ne représente pas uniquement des idées, mais des carrières universitaires, des stratégies académiques et éditoriales ainsi que d’incessantes publications à gros tirage relativisant l’effet de notre intervention. En France, malgré une littérature croissante sur cette période de la vie de Foucault, ce débat n’a pas mené à des réponses argumentées. Certains préférant conserver un Foucault conforme à leurs propres attentes. On ne cherche cependant pas à diminuer l’importance des apports de Foucault. On a tous deux consacré une grande partie de notre temps à son travail. Mais nous devons à présent le penser dans son présent, afin de mieux évaluer son importance pour le nôtre. Réévaluer l’héritage de Foucault c’est aussi un moyen de penser différemment notre temps, celui d’une configuration politique tout à fait différente de celle dans laquelle il s’est trouvé.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Le dernier homme et la fin de la révolution. Foucault après Mai 68, de Mitchell Dean et Daniel Zamora, éd. Lux, 232 p., 16€
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