A l’occasion des 25 ans du premier album de Portishead, on revient sur la ville côtière anglaise qui vit émerger un des mouvements musicaux les plus fructueux des nineties.
Pour les apprentis sorciers et autres rats de studio qui peuplent l’univers des musiques électroniques, il existe un bon vieux cliché qui ressert toujours : on dit d’eux qu’ils sont comme des savants fous retranchés dans leur laboratoire. Cette image ayant été usée jusqu’à la trame par nombre de commentateurs, on hésite forcément à l’employer une fois encore.
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Au moment d’évoquer les groupes issus de la bouillonnante scène de Bristol, cette image s’impose pourtant comme une évidence. Car Bristol, dès l’aube des années 1980, aura bel et bien été un laboratoire de pointe, un lieu d’expérimentation et d’innovation permanentes, animé par une solide brochette de fortes têtes gouvernées par des désirs et des idéaux hors du commun.
Un laboratoire d’un genre particulier, porté sur le mélange explosif de divers fluides musicaux et sur la fusion à haute tension des genres à une époque où la séparation méthodique des goûts et des couleurs était encore un modèle dominant. Car Bristol a bel et bien inventé des formules sonores inédites et universelles, méprisant toute logique, que ce soit de clan, de classe et de race, et qui restent toujours en vogue à l’heure actuelle.
Dans le sillage du punk
A bonne distance de Londres, de son agitation et de ses vanités, cette cité enlisée sur la côte ouest de l’Angleterre avait pourtant tout pour couler des jours trop tranquilles. Traînant un passé lourd comme un boulet (sa situation proche de la mer lui valut d’être l’un des centres du commerce triangulaire) et une sérieuse réputation de capitale de la glandouille et de l’ennui, Bristol, avec son glamour de sous-préfecture et sa douceur de vivre proche de la torpeur, n’avait a priori aucune chance de défrayer la chronique musicale.
A la fin des années 1970, elle aura pourtant été brutalement arrachée à la routine par une tribu d’énergumènes défiant les lois de la pesanteur provinciale. Un gang d’agitateurs dont le QG peut être localisé avec précision : le quartier de St. Paul, sorte d’enclave jamaïcaine vouée à embrasser le sombre destin de ghetto, mais qui va s’imposer comme un haut lieu de brassages et de concassages musicaux.
Tout aura donc commencé dans le sillage turbulent du punk. Un mouvement dont on dirait aujourd’hui qu’il a bougé les lignes ; sauf qu’à Bristol, il les aura en réalité brisées, réduites en miettes. A St. Paul, son esprit frondeur s’invite là où il n’aurait logiquement jamais dû s’incruster : en plein cœur d’une communauté black convertie depuis longtemps aux vibrations du reggae et aux secousses telluriques que provoquent les sound systems.
Initié par les groupes punks les moins obtus (The Clash, The Ruts, entre autres) et par le ska le plus éclairé (The Specials), le télescopage entre ces deux mondes accouche à Bristol d’un fabuleux désordre créatif. Et dans des clubs de la ville comme The Granary, Charlottes, le Locarno, Top Cat et surtout le mythique Dug Out, le funk, le reggae, le dub, la soul, le punk, le disco, le free jazz ou le hip-hop s’adonnent à des bacchanales dignes des orgies sonores les plus sauvages alors en vigueur dans l’underground newyorkais. St. Paul est une véritable zone de non-droit, où les flics comme les partisans de l’ordre musical n’osent pas mettre les pieds.
Massive Attack, un choc esthétique
C’est dans ce berceau enflammé que naîtra The Pop Group, fleuron méconnu d’un rock insoumis et ultrapolitisé, mêlant groove funk et stridence punk, manifestes avantgardistes et critique sociale. C’est ici, surtout, qu’un collectif aux oreilles fureteuses verra le jour dans les années 1980 : The Wild Bunch, au sein duquel vont sévir des DJ tel Daddy G et des rappeurs tels Mushroom et 3D, tous trois bientôt réunis au sein de Massive Attack, ou encore Nellee Hooper, qui apposera sa patte de producteur sur les architectures sonores du groupe.
https://youtu.be/rAeFqTlonfg
Selon ce dernier, “le Dug Out ne pouvait pas être mieux placé. Il était à la fois au sommet de la colline de St. Paul – le cœur de la scène musicale black – et à deux pas du quartier de Clifton, où se trouvait tout le courant punk et artistique à la mode. C’était un endroit suffisamment dangereux pour que les branchés du coin se sentent à cran et qui passait une musique suffisamment cool et tendue à la fois pour mettre en ébullition et enthousiasmer les terreurs du coin : la perfection absolue.” “Nous étions toute une bande d’artistes et de zombies, dira 3D pour décrire le Wild Bunch. Notre idée était simple : créer notre propre monde, une sorte de bulle où nous nous sentirions bien.”
https://www.youtube.com/watch?v=uQ2j2OV-6aM&feature=youtu.be
En 1991, cette utopie prend des reliefs bien concrets avec Blue Lines, le premier album de Massive Attack. Avec son goût pour les rythmes alanguis, qui semblent calqués sur le pouls ralenti de Bristol, son sens aigu de la dramaturgie (l’irrésistible montée de cordes du single Unfinished Sympathy, imaginée par le compositeur Craig Armstrong), ses apparitions vocales envoûtantes (Shara Nelson, Tricky, le vétéran du reggae Horace Andy…) et l’utilisation d’une palette de samples relevant à la fois du pointillisme, du fauvisme et de la pure abstraction, le trio marque d’entrée un territoire qui ne ressemble à rien de connu.
Massive Attack ne s’inscrit pas dans l’air du temps : il le redéfinit, en réinvente les composants, élabore la bande-son d’une fin de millénaire qui saurait à la fois retranscrire une forme de refroidissement global et les accès de fièvre et d’angoisse qui gagnent les esprits de ses habitants. Avec son savant mélange de machines, d’instruments et de voix, il crée une musique de synthèse en procédant à un fourmillement raisonné de références et préfigure le remue-méninges qui, à l’heure triomphante d’internet, agitera bientôt le cerveau de beaucoup de musiciens. L’engouement critique qui entoure la sortie de Blue Lines est à la mesure du choc esthétique qu’il crée : colossal.
Massive Attack élabore la bande-son d’une fin de millénaire entre refroidissement global et accès de fièvre
Portishead brouille les pistes
La déflagration produite par l’avènement de Massive Attack n’aurait pu être que le fait de gloire isolé et sans lendemain d’une ville bientôt renvoyée à son indolence et à son désoeuvrement ; il sera en vérité la première secousse d’un séisme dont Bristol sera l’épicentre. Car Massive Attack n’est pas le seul à fomenter sa révolution sonore. Pendant l’enregistrement de Blue Lines gravite ainsi dans l’entourage du groupe un jeune gars frêle et introverti, simple assistant de studio préposé aux tâches subalternes.
Il s’appelle Geoff Barrow et il ronge son frein dans l’ombre, la tête remplie d’équations et de visions musicales inédites. En 1992, il met sur pied Portishead avec deux partenaires qu’il a lui-même recrutés – la chanteuse Beth Gibbons, qui se produit dans les pubs de Bristol, et le guitariste Adrian Utley, musicien de session aguerri, passé par les sphères du jazz, du rhythm’n’blues ou de la soul. Ensemble, ils enregistrent Dummy (1994), saisissant recueil de chansons taillées dans une trame de beats ralentis, de samples, de scratches fantomatiques et de claviers spectraux, que déchirent la voix magnétique de Gibbons et la guitare ciselée d’Utley.
Tout comme Massive Attack, Portishead puise de manière très personnelle dans un large catalogue d’influences. Hip-hop, soul, jazz, blues ou B.O. de films noirs semblent pris dans les glaces brûlantes d’une musique qui recompose totalement le paysage sonore environnant. Comme Massive Attack, Portishead décourage toute tentative de définition et de classement. Sa musique n’est ni blanche ni noire, mais essentiellement bleue, de ce bleu nuit, à la fois vaporeux et poisseux, qui semble être la tonalité crépusculaire de cette fin de siècle.
<< Retrouvez notre interview ce Portishead pour les 25 ans de “Dummy”
Tricky ou le flow hypnotique
En 1995, c’est au tour de Tricky, repéré pour son flow hypnotique chez Massive Attack, de s’illustrer avec Maxinquaye : son groove déstructuré, sa sensualité animale (contrebalancée par la voix aérienne de sa compagne de l’époque, Martina qui se fera un nom – Topley-Bird – quelques années plus tard) et la sourde violence de son propos, enrobée dans l’enveloppe cotonneuse de textures électroniques proches du dub, le placent lui aussi parmi les plus éminents représentants de ce nouveau son dit de Bristol.
Parce qu’ils sont tous originaires de la même ville, parce qu’ils font figure de maîtres dans l’art de la trituration des sons et parce qu’ils s’attirent les faveurs des critiques et du public, Massive Attack, Portishead et Tricky seront vite réunis sous un même drapeau dressé par une presse musicale anglaise toujours pressée de classer ce qui échappe à son entendement.
Sous l’étiquette trip-hop
L’appellation “trip-hop”, qui fera florès dans les médias, leur collera très vite aux basques. Ils feront tout pour s’en défaire, non sans un légitime agacement. Qu’ils ouvrent leur langage à d’autres horizons comme le post-punk (Massive Attack avec Mezzanine, 1998), qu’ils bouleversent totalement leur grammaire musicale après plus de dix ans de silence et de cogitation (Portishead avec le phénoménal Third, 2008) ou qu’ils s’embarquent sur une voie plus mainstream (Tricky dans ses albums des années 2000), les grandes figures de la scène de Bristol n’auront jamais ménagé leurs efforts pour se sortir de l’ornière des clichés dans laquelle les commentateurs auront voulu les embourber.
Le fumeux label trip-hop aura aussi eu pour fâcheux effet de figer l’identité musicale pourtant mouvante de Bristol. Car la ville aura été le terreau fertile de bien d’autres propositions esthétiques. Roni Size, sous son nom comme dans son projet Reprazent, s’est ainsi imposé comme l’un des parrains parmi les plus influents de la scène house, jungle ou drum’n’bass. Précurseur méconnu d’une musique tournée vers toutes les hybridations sonores, le duo Smith & Mighty mérite également d’être attaché à une histoire dont l’industrie du disque l’a trop vite chassé.
Comme Massive Attack, Portishead puise de manière très personnelle dans un large catalogue d’influences. hip-hop, soul, jazz, blues ou BO de films noirs
Proches de Massive Attack, qui les signera sur son éphémère label Melankolic, les esthètes à gueules d’atmosphère d’Alpha auront également su apporter de nouvelles nuances à la palette électronico-mélancolique déployée par Blue Lines ou par le premier album de Portishead. Toutes ces vibrations venues de Bristol auront considérablement changé le climat sonore de ces années-là, bien au-delà de la seule Angleterre ou des tristes suiveurs qui, au mitan des années 1990, auront tant bien que mal tenté de sauter dans le train du trip-hop.
De Radiohead à Amon Tobin, de Bat for Lashes à Emilie Simon, de Goldfrapp à Gorillaz, de Björk à Bebel Gilberto, l’esprit d’invention développé par la scène de Bristol aura largement imprégné et libéré les mentalités. Même si elle ne fait plus autant l’objet de toutes les attentions médiatiques, la cité de Massive Attack et de Portishead continue d’exercer souterrainement une influence que peu de villes à travers le monde peuvent revendiquer.
Têtes chercheuses
PORTISHEAD De tous les membres de la scène trip-hop dont il a été l’emblème malgré lui et dont il a tout de suite voulu se désolidariser, le groupe composé de Geoff Barrow, Beth Gibbons et Adrian Utley est assurément celui qui a le mieux su se jouer des clichés. Après deux disques références et un live audacieux (Roseland NYC Live), il s’est imposé une longue pause de dix ans avant de revenir en 2008, transfiguré et, surtout, plus inventif que jamais, avec le très rugueux Third. Un impressionnant modèle d’indépendance autant que d’exigence.
RONI SIZE Nourri aux sources vives des sound systems, du hip-hop et de la soul, ce fou de son d’origine jamaïcaine, issu des classes les plus défavorisées de Bristol, a gravi à la vitesse de l’éclair la plupart des échelons qui lui ont permis d’atteindre le sommet des musiques électroniques. S’appuyant sur son label, Full Cycle (DJ Krust, DJ Die…) et sur son projet Reprazent, il a su injecter dans le sang neuf tant de la jungle que de la drum’n’bass la riche substance d’une longue histoire musicale qui explore le be-bop, le reggae, le son Motown ou le rock.
THE WILD BUNCH Réunissant dans les années 1980 tout ce que Bristol comptait comme électrons libres, ce collectif de DJ, rappeurs, musiciens, graffeurs et artistes aura été l’une des matrices originelles du Bristol Sound. Les membres de Massive Attack en sont issus, mais d’autres figures majeures de la scène locale, tels Tricky, les DJ Milo Johnson et Nick Warren, Cameron McVey (futur producteur et mari de Neneh Cherry) ou encore Geoff Barrow, l’éminence grise de Portishead, ont fait leurs premières armes dans cette école buissonnière.
NELLEE HOOPER Producteur historique de Massive Attack, Nellee Hooper est l’homme qui, pour le meilleur mais parfois aussi pour le moins bon, a porté les couleurs du son de Bristol dans le monde entier, jusque dans le cercle moins restrictif de la musique mainstream. Son CV de metteur en son affiche ainsi des états de service auprès de tout le gratin des meilleurs vendeurs de disques : Björk, Madonna, Garbage, Gwen Stefani, U2 ou encore Janet Jackson ont fait appel à ses oreilles affûtées et à son remarquable sens de l’efficacité.
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