Révélé en 2015 par un impressionnant disque-aventure, le musicien français a su transformer ses fantasmes pour signer « Contre-Temps » : l’un des plus beaux albums de cette fin d’année 2018.
Un solo de guitare cabossé et tortueux accompagne les dernières secondes de “Dyade”, treizième et ultime balise du nouvel album de Flavien Berger, Contre-temps. Sur cette petite fable cotonneuse déliée en slow motion, le chanteur semble prendre le large au ralenti. Comme s’il tenait à s’éloigner pour contempler le reflet flou des feux d’artifice qui scintillent derrière lui.
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Dans son sillage s’effacent peu à peu les magnifiques chansons colorées de Contre-temps. Sans doute l’un des plus beaux disques imaginés, assemblés et articulés en France ces dernières années. Si Dyade se révèle comme la contraction finale du geste ample et élégant qui maquille l’ensemble de cette seconde collection Berger, sa poésie, ses silences et ses chœurs malades lui confèrent un étrange sentiment de proximité.
Une fascinante bande originale du mouvement et de l’accident
Du bruit des touches de piano à la sonnerie intruse d’une notification d’iPhone, chaque détail fait ici corps avec la mélodie pour plier la réalité et parachever l’illusion mise en place dès le premier morceau. Nous venons tout juste de passer une heure au plus près de Flavien Berger. Une seule urgence demeure désormais : relancer la lecture de ce player SoundCloud. Et débusquer de nouveaux motifs de ravissement dans cette fascinante bande originale du mouvement et de l’accident.
C’était d’ailleurs la principale interrogation que posait la sortie d’un second album de Flavien Berger. Le musicien a-t-il abandonné son écriture de l’imprévu pour enregistrer ce qu’il est devenu presque macroniste d’envisager comme “l’album de la confirmation” ?
Trois ans après les bricolages synthétiques déployés sur l’impressionnant Léviathan, Flavien avoue avoir changé de logiciel. Sans toutefois révolutionner sa méthode de travail :
“J’ai fait ce disque chez moi, dans une pièce qui s’apparente à une chambre. C’était impossible de filer les clefs à quelqu’un d’autre car, pour moi, la production représente un outil aussi important que l’écriture ou la composition. Cela fait partie du vocabulaire global d’un disque. J’avais composé Léviathan sur GargageBand et cette année j’ai bossé avec Logic. Ca aurait pu être casse-gueule, car c’est un outil que je ne connaissais pas. Mais j’aime découvrir les choses et casser mes habitudes. En matière de musique et de création, c’est important de rester curieux des accidents et des phénomènes que l’on ne maîtrise pas. »
Sens caché
“C’est sans doute pour cela que j’ai aussi eu envie de me confronter un peu plus à la pop. Je voulais montrer quels sont mes skills là-dedans, proposer ma version du truc. Ce n’est pas évident de dire des choses dans un format court mais c’est possible. J’avais déjà pas mal raccourci mes morceaux pour mon premier album. Cette année, je me suis encore ajouté des handicaps !”
Galvanisé par toute forme d’obstacles ou d’écueils insurmontables, Flavien nous a naturellement donné rendez-vous un 15 août à quelques pas de la seule véritable no-go zone de la capitale française : la gare Montparnasse. Direction Le Consulat, le “lieu éphémère et itinérant prônant un art de vivre festif et engagé”, où le musicien nous attend au premier étage.
Direction Le Consulat, le “lieu éphémère et itinérant prônant un art de vivre festif et engagé”, où le musicien nous attend au premier étage. Confortablement enfoncé dans un imposant fauteuil en cuir, il semble déterminé à l’idée d’assumer une écriture moins abstraite : “J’ai relu les textes de mes chansons précédentes et je les ai trouvés très centrés sur l’image, la métaphore et le fantasme. Quelque chose qui, sans doute, définissait ma musique.”
“J’avais l’impression de cacher le véritable thème de mes chansons”
“Je parlais de paysages imaginaires, du bonheur de se perdre dans des rêveries saturées… Pour ce disque, j’ai cherché à être beaucoup plus proche de l’oreille. Je voulais être plus précis, à fleur d’émotions et de sentiments. Je voulais devenir plus universel dans ma façon de parler d’amour. Avant, j’avais l’impression de cacher le véritable thème de mes chansons derrière de l’exotisme.”
Alors que Léviathan était (dé)construit comme un immense puzzle de mots, de mélodies et de pensées, Contre-temps les rassemble dans de prodigieuses séquences de musique dont l’intensité alterne les temps forts et les temps faibles. Ce jeu de contraste entre les rythmes et les ambiances expose les grandes thématiques de l’album : la vie à deux, la nostalgie, la distance, les rides en bagnole, la pyrotechnie… Sans oublier le temps qui passe, évidemment. Le temps qui altère, le temps qui absorbe et déforme tout, jusqu’à tordre les certitudes, mordre les sentiments et dessiner d’improbables dimensions. Envoyés en éclaireurs, les très bons singles 999999999, Brutalisme et Maddy la nuit donnent une bonne idée de la variété de styles et d’intentions qui parcourt ce disque de science-fiction.
Entre “house voodoo”, dance alanguie et pop eighties, ces trois morceaux n’ont pourtant rien à voir avec le potentiel de fascination d’un petit bijou comme Castelmaure. Flavien Berger réussit à y sublimer l’histoire d’un couple qui ne parvient plus à communiquer, sur fond de vocoder et de punchlines absurdes aussi désarmantes que “Téléphone-moi encore, je promets que je ne répondrai pas”.
Et que dire des risques formels assumés sur Pamplemousse ou Hyper Horloge, laquelle rappelle autant la poésie bleue de Christophe que les délires synthétiques du précurseur Jean-Jacques Perrey.
Music 2000
Sur Contre-temps, chaque chanson s’écoute comme une nouvelle aventure emo. Le souvenir des grandes fresques romantiques que sont Le Roi et l’Oiseau ou Final Fantasy VIII (la même en version geek) n’étant jamais bien loin. Depuis l’enfance, le cinéma et les jeux vidéo clignotent d’ailleurs en première ligne dans l’environnement de Flavien Berger.
C’est même sur le classique Music 2000 sur PlayStation que le petit dernier de cinq enfants fait ses armes dans sa chambre, à Paris : “J’ai vraiment commencé la musique par hasard, en tombant sur ce jeu qui permettait d’avancer en faisant des sauvegardes. Rapidement, les parties se sont transformées en séances de production intensives. Je faisais des morceaux beaucoup trop lourds pour que ma Play les sauvegarde.”
“Du coup, je les enregistrais en audio sur un MiniDisc. J’éteignais souvent ma console à 4 heures du matin. Le lendemain, je partais en cours en écoutant mes tracks. Je voyais ça comme un exutoire, un moyen de m’exprimer même si j’en avais d’autres à l’époque.”
Au lycée, Flavien est inscrit en option arts plastiques. Il dessine beaucoup et il est autant attiré par l’image que par le son. Sa mère est monteuse, son père réal. Son frère deviendra superviseur d’effets spéciaux, ses sœurs scénariste ou chef décoratrice : “J’étais persuadé que j’allais moi aussi faire du cinéma”, relate-t-il. Dans sa chambre, devant sa PlayStation, Flavien Berger écoute deux albums en boucle : Voodoo de D’Angelo et la BO du film Ghost Dog signée RZA.
“Au début, je piquais les disques dans les étagères de mes frères et sœurs puis internet est arrivé et c’est devenu une sorte d’étagère sans fin. C’est à ce moment que j’ai découvert le rock et la musique électronique.”
Transformation
Flavien poursuit ses études d’art jusqu’à l’Ecole nationale de création industrielle de Paris. Il fonde le collectif Sin en 2010 avec une partie de ses potes de promo, s’installe à Bruxelles et travaille sur le concept de dream machines en référence à Brion Gysin et William S. Burroughs. S’il compose souvent la BO des projets vidéo de son collectif, la musique reste un rêve distant et intime, seulement partagé avec un cercle amical restreint.
Tout bascule le soir d’un concert de Kill For Total Peace, un groupe signé sur Pan European Recording : “On avait installé des dream machines sur scène pour eux, se souvient Flavien. J’en ai profité pour discuter avec Arthur (Arthur Peschaud, fondateur du label Pan European – ndlr). C’était la première personne venant d’une maison de disques que je rencontrais. Je lui ai parlé de mes maquettes et on a très vite travaillé ensemble.”
A cette époque, Flavien Berger donne des cours à l’Atelier de Sèvres, une prépa aux écoles d’art et d’animation nationales et internationales. En 2014, ses étudiants viennent grossir les rangs du Point Ephémère pour le premier vrai concert du projet live tel qu’il le conçoit aujourd’hui :
“C’était une carte blanche donnée à Judah Warsky et il m’avait invité à jouer. Mes étudiants sont venus et ils ont continué à me soutenir sur mes autres dates. Le fait que ma musique puisse résonner chez des gens plus jeunes que moi, qui n’appartiennent pas forcément à ma génération, m’a donné énormément confiance. J’essayais plein de choses, je changeais tout le temps les paroles. Rapidement, les concerts ont été le premier espace de recherche et de test pour savoir si je pouvais faire de la musique sérieusement.”
Aucun live de Flavien Berger ne ressemble à un autre. Derrière cette formule de concert hybride qui mêle boucles séquencées et improvisations, la volonté de créer un moment qui ne se produit qu’une seule fois. Une ambition forcément mise en danger par le format resserré et les chansons plus écrites du nouvel album.
“Je suis en train de travailler là-dessus. Le but, c’est d’éviter de dénaturer le morceau et de respecter les textes tout en conservant un espace de liberté. Pour moi comme pour les spectateurs, j’essaierai toujours de proposer des expériences différentes à chaque fois.”
“J’vais pas vous faire un album en deux jours !”
Sur le disque, un morceau fait directement référence aux questions qui entourent le respect des formats, voire des délais de livraison des albums. Dès les premières mesures de Deadline, on entend Flavien Berger s’exclamer : “J’vais pas vous faire un album en deux jours !”, sur un ton indolent qui rappelle Katerine.
L’une des chansons les plus curieuses du disque peut alors démarrer sur un rythme kraftwerkien, avant de dévoiler un refrain gracile : “L’ambition du morceau était de réfléchir au sens de ce mot, deadline, très bizarre en anglais”, précise celui qui parle d’une urgence d’un an et demi pour décrire le processus de création de ce nouvel album.
“La voiture est vraiment le véhicule du disque. Bon, je te dis ça alors que je n’ai même pas le permis !”
“Qu’est-ce qu’une ligne morte ? Une fois la ligne du temps dépassée, est-ce vraiment la mort ? J’ai toujours l’impression d’être en retard et parfois celle de courir après quelque chose. Alors qu’en fait c’est la course qui est importante plutôt que son objet. En écrivant le disque, j’imaginais un chevalier décadent qui court ou roule à fond après quelque chose. La voiture est vraiment le véhicule du disque. Bon, je te dis ça alors que je n’ai même pas le permis ! Mais je me sers beaucoup de ce fantasme. J’aime les paysages qui défilent.”
Un delta et des fusions
Grâce à ses images et aux jeux de rupture entre le son et le sens des mots, Contre-temps impose des projections visuelles que seuls les rappeurs parviennent à concrétiser de manière aussi flagrante dans la chanson française de 2018. Exemple renversant sur l’incroyable chanson qui donne son titre à l’album. Un duo félin de quatorze minutes où Flavien Berger et Bonnie Banane se transforment en léopards pour mieux flirter avec l’absurde et le divin. Fan de soul, de musiques de film, de jazz et même de fusion, Flavien Berger a puisé dans un répertoire ultralarge pour nourrir les influences de ce morceau-cathédrale qui domine l’album. Pendant la séance photo, on l’a même surpris en train de tripper sur la musique de Billy Cobham, comme si le temps s’était arrêté et que plus rien d’autre ne comptait.
“Cobham est une énorme influence. Mon morceau préféré s’appelle Red Baron, un truc très très fusion ! Il prend tellement le temps de jazzer que ça devient complètement psyché. C’est magnifique quand la soul ou le jazz arrivent à cet état de fusion psychédélique. Quand j’écoute un morceau, j’adore me demander comment on en est arrivé là. C’est quoi le chemin ? Je me suis beaucoup inspiré de Billy Cobham pour le morceau Contre-temps.”
Quand il a commencé à écrire l’album, Flavien Berger n’imaginait pas du tout faire le moindre featuring. C’est en composant cette longue aventure sonique qu’il s’est retrouvé face à une évidence : “Quand j’ai commencé à écrire Contre-temps, Anaïs (aka Bonnie Banane – ndlr) est apparue. Je l’ai vue et je l’ai entendue. Pour moi, c’était limpide : il fallait qu’elle chante sur ce titre.”
“Imaginer une collab, c’est aussi une manière de dire à une personne que l’on a envie de la connaître un peu plus, de partager des choses avec elle. Elle est venue bosser avec moi au studio à Bruxelles. Je m’attendais à ce qu’elle me fasse découvrir de la soul et du r’n’b. Au final, on a écouté Mouloudji, Barbara et Brigitte Fontaine. Je crois qu’on n’a pas du tout fait un morceau de notre époque. C’est plutôt le genre de trucs que tu pourrais écouter dans Les Valseuses.”
Le deuxième featuring invite Julia Lanoë (entendue notamment avec Sexy Sushi et Mansfield.TYA) pour l’un des morceaux les plus énervés du disque. Mais là encore, le contre-pied est de mise lorsque la piste se termine et qu’une discussion apaisée sur la plage succède à l’électricité.
“J’adore ce moment car Julia raconte tout ce que je ne fais pas dans le disque. Elle parle du paysage, de l’horizon. Sa voix porte à peine au-dessus du bruit des vagues. Un truc très contemplatif. Je trouvais ça cool d’avoir ce rappel et cette lumière-là sur le disque. Sans ironie.”
Flavien Berger ne s’est pas contenté de composer ce disque à base de musique. Des bruits intimes capturés au quotidien viennent en effet renforcer la structure de l’album, comme un corps subliminal ou une colonne sonore imperceptible : “Il y a effectivement plein de petits sons qui viennent de chez moi : des bruits de radiateur ou même de betteraves qui cuisent. J’ai voulu construire l’équivalent d’une colonne vertébrale inaudible. Il y a même des bruits d’interrupteur mais ça personne ne le percevra, même si tu l’écris dans l’article.”
A mi-chemin entre l’expérience émotionnelle et la proposition esthétique, Contre-temps est une véritable histoire, un album construit par fragments et par collisions, qui esquive volontairement le piège de la conclusion. Les fans de la première heure se souviendront certainement que le chiffre fétiche de Léviathan était le 8, comme une boucle infinie qui éternisait le circuit de ce premier album en empêchant son dénouement.
Si le chiffre de Contre-temps est le 9, la sortie de route n’offre pas plus de certitude en matière d’épilogue : “Le 9 est aussi boucle mais elle ne finit pas sur elle-même. A la différence du 8, elle prend un raccourci. J’aime cette idée de virage sec. L’album se termine sur une forme de delta. Je voulais finir sur autre chose que moi, surtout pas sur ma voix. Il y a ce solo de guitare mutant et accidenté à la fin. Deux routes font face au héros, mon fameux chevalier, et il fonce en dérapage. On ne sait juste pas quelle direction il va choisir.”
Par Azzedine Fall
Album Contre-temps (Pan European Recording/Sony Also), sortie le 28 septembre
Concerts 12 octobre à Rennes, le 13 à Brest, le 19 à Strasbourg, le 8 novembre à Feyzin, le 9 à Clermont-Ferrand, le 10 à Montpellier, le 15 à Roubaix, le 19 à Paris (L’Olympia), le 30 à Bordeaux, le 1er décembre à Biarritz, le 14 à La Rochelle, le 1er février à Sannois
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