Les adolescents délaissent Instagram pour TikTok et retournent aux codes du début des années 2000, dans un esprit de communauté bienveillant.
Certains signes ne trompent pas. Elle a des petits cœurs collés autour des yeux, de l’eyeliner digne du mime Marceau, du blush rose vif sur les joues et le nez et un anneau au septum. Référence aux mangas ? Aux débuts de Björk ? A la K-pop ? Sûrement aux trois à la fois. J’ai nommé la e-girl, qui constitue une sous-culture de la e-culture, avec pour acolyte le e-boy. Ils partagent, comme toute cette communauté, un point commun : ils sont tous nés après 2000 et appartiennent à ce que l’on appelle en marketing la Gen Z.
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Ils se démarquent de la génération précédente, les millennials, en délaissant Instagram et en investissant TikTok. Cette plate-forme permettant de chanter en play-back prend une ampleur folle chez les tout juste majeurs. Elle permet de lancer des défis, introduire des tendances, créer des mèmes. Mais le plus frappant est l’interaction entre ses utilisateurs : encourageante, bienveillante, inclusive. On peut y lire une réaction au trolling virulent et parfois destructeur qu’ont engendré les réseaux sociaux.
Une génération biberonnée aux réseaux sociaux
Rappelons que cette génération est née avec MySpace (2003). Elle a connu des tablettes en guise de livres et des portraits de famille réalisés au selfie stick. Et surtout l’omniprésence d’internet – pour en subir les conséquences quelques années plus tard. Selon le Millennium Cohort Study, 40 % des adolescentes actives sur les réseaux sociaux souffrent de dépression, souvent après avoir été victimes de cyber-harcèlement.
Voilà une génération qui n’a jamais regardé la vie sans ces outils biaisés. L’auto-appellation e-girl – un clin d’œil aux débuts du langage internet – suggère une imbrication identitaire entre le soi digital et le soi tangible, entremêlés de façon complexe et totalement novatrice.
La dictature du filtre
Faisant de leur genre une performance, ces e-girls se maquillent comme des lolitas tellement exagérées qu’elles en deviennent irréelles, comiques, voire grotesques. Serait-ce leur façon de démontrer la subjectivité du beau et son étrangeté ? Elles assument le masque symbolique que chacun enfile sur les réseaux sociaux : la mise en scène à l’extrême de soi et de son entourage, mais affichée avec le plus grand naturel, créant une forme de compétition entre les usagers. “Les hommes regardent les femmes, les femmes se regardent en train d’être regardées”, écrit John Berger dans Ways of Seeing (Penguin Classics, 2008).
Sur leurs réseaux sociaux, ces adolescent.e.s dénoncent également des outils de retouche comme FaceApp ou Facetune, qui permettent de lisser et altérer son visage radicalement
Là, ces jeunes filles sembleraient, au contraire, défier et déjouer ce miroir, et prendre conscience que même les moments les plus intimes sont construits pour une validation par des regards extérieurs, anonymes pour la plupart.
Sur leurs réseaux sociaux, ces adolescent.e.s dénoncent également des outils de retouche comme FaceApp ou Facetune, qui permettent de lisser et altérer son visage radicalement. Des outils si efficaces qu’une adolescente star des réseaux sociaux en Chine s’est récemment avérée être une femme de 58 ans. Une chose est certaine : le soi en chair et en os ne devient alors qu’une pâle copie de sa version en ligne. Sans oublier que ces applications encouragent des normes fondées sur des idéaux jeunistes et caucasiens, qu’elles mondialisent comme critères de beauté absolus. Quant aux référents stylistiques, ils annoncent un revival qui fait prendre un sacré coup de vieux : le retour… du milieu des années 2000.
Le rétro en accélération
Très inspirés par Avril Lavigne et Tokio Hotel, certains e-girls et e-boys revitalisent une tendance emo qu’ils n’ont jamais connue. D’autres s’habillent comme des club kids, en couleurs fluo, prêts à partir en teuf. Si le retour des années 2000 est en vogue depuis quelque temps, la mode a plutôt exploré le côté bling de l’époque. Là, c’est la revitalisation d’une scène indé-pop d’il y a dix ans, une époque avant l’omniprésence de SoundCloud, où l’on trouvait encore de vraies sous-cultures qui fonctionnaient comme des entités, une philosophie, un art de vivre, une famille et non des tendances éclair.
Dans Rétromania (Le Mot et le Reste, 2012), Simon Reynolds raconte que toute citation du passé est évocatrice du temps présent, imprégnant chaque signe d’un nouveau combat. Paradoxalement toujours connectés sur TikTok, ce e-kids trahissent par leur apparence un besoin de ralentissement, de bienveillance et d’appartenance à une communauté. “L’avant-garde est maintenant l’arrière-garde”, écrit-il au sujet de cette génération nostalgique d’un passé relatif. La prochaine, la jeunesse déjà surnommée Alpha, aura du grain à moudre.
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