Révélé par une nouvelle publiée par le “New Yorker” en 2017, le nouveau phénomène de la littérature US publie un recueil de courtes fictions perverses et fantastiques.
“’Cat Person’ a été mise en ligne sur le site du New Yorker un lundi, et tout a été relativement calme pendant quelques jours », se souvient Kristen Roupenian. Le lundi 4 décembre 2017. Ce jour-là, comme toute millennial qui se respecte, la jeune femme de 37 ans poste le lien sur Facebook, reçoit quelques messages de félicitations puis va boire un coup dans un bar pour fêter ça. Bravo-bravo, tchin-tchin et bye-bye. C’était bien. Affaire classée.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Sauf que pas tout à fait. Quatre jours plus tard, alors que la trentenaire travaille dans un café, sa petite amie, Callie, lève la tête de son ordinateur : “Il se passe quelque chose avec ton histoire.” Il est question de tweet, de retweet, de tag. Kristen Roupenian n’y comprend pas grand-chose, elle n’utilise presque jamais Twitter.
En rentrant chez elle, elle se met à scroller l’appli à l’oiseau, constate l’indéniable effervescence. Et puis, soudain, alors qu’elle est au téléphone avec sa mère, une notification tombe : “Barack Obama follows you on Twitter.” Cette fois, Kristen Roupenian percute : “OK, It’s Big.”
“Cat Person”, une nouvelle sur la zone grise du consentement
“Cat Person” fait exactement 7201 mots. En quelques mois seulement, elle est devenue la fiction en ligne la plus populaire de toute l’histoire du New Yorker. Lue plus de 4,5 millions de fois. Comment expliquer un tel engouement ?
“Personne ne sait pourquoi quelque chose devient viral, répond modestement Kristen Roupenian, c’est une question de timing : à ce moment-là, les gens avaient très envie de discuter du consentement, des relations et de la dynamique des genres.” L’histoire est sortie deux mois exactement après le début du scandale Weinstein et du mouvement MeToo.
L’auteure y met en scène la courte relation toxique entre Margot, 20 ans, et Robert, 37. Il n’y est jamais question de harcèlement, d’agression ou de viol. Simplement de malaise, de déception et de dégoût. Une sale histoire, tragiquement banale, qui commence par des textos blagueurs et des fantasmes de romance, se prolonge par un rendez-vous raté et une relation sexuelle déplaisante, et se conclut dans la gêne et les insultes.
La force de la fiction, racontée du point de vue de la jeune fille, tient à la finesse d’exposition des sentiments, sa mise en scène menaçante, presque horrifique, et surtout à la personnification de cette fameuse « zone grise » du consentement qui provoque tant de débats et de polémiques.
Dans le contexte MeToo, un succès écrasant pour l’auteure
Dans l’air inflammable de cet hiver de libération de la parole des femmes, la publication de “Cat Person” a un effet cathartique. Tandis que certaines femmes témoignent d’expériences similaires, une partie du lectorat masculin, enferrée dans sa misogynie, prend la défense du personnage de Robert, insulte la jeune femme ou tente de discréditer le texte en le ramenant à un simple témoignage.
“Quand vous publiez une histoire, les gens veulent que vous parliez, vous demandent d’exprimer des opinions. Mais moi, je ne connais rien de particulier aux rencontres, ce que je sais, c’est comment les écrire. »
Un compte Twitter est même créé pour accueillir les réactions de haine et de mépris des lecteurs les plus radicaux. “A ce moment-là, se souvient l’auteure, c’était écrasant, trop énorme pour comprendre ce qu’il se passait. La seule manière que j’ai eue de gérer la situation a été de fermer mon ordinateur et de m’éloigner de tout ça.”
Extrême inverse, d’autres veulent faire de Kristen Roupenian l’autorité mondiale de référence en matière de relations hétérosexuelles : “Beaucoup de gens m’ont prise pour une personne que je n’étais pas, m’ont confondue avec Margot. L’histoire est inspirée de mon expérience personnelle, mais elle n’est évidemment pas autobiographique. D’abord, je suis plus âgée que le personnage, et puis je suis en couple avec une fille. Donc rien à voir. Quand vous publiez une histoire, les gens veulent que vous parliez, vous demandent d’exprimer des opinions. Mais moi, je ne connais rien de particulier aux rencontres, ce que je sais, c’est comment les écrire. »
Galerie de monstres
Un an et demi plus tard, en juin dernier, les choses se sont calmées quand on fait la connaissance de Kristen Roupenian dans les bureaux de son éditeur français. Débit mitraillette et gestes amples, l’auteure est heureuse de pouvoir parler de ce qu’elle appelle désormais “son aventure”. Une success story inédite dans le monde de la littérature, qui lui a permis de signer un contrat d’édition à sept chiffres. Avoue que t’en meurs d’envie en est le produit, un recueil de douze nouvelles qui intègre “Cat Person”, mais révèle surtout chez Roupenian un goût insoupçonné pour la littérature de genre, l’horreur et le gore.
Alors que l’on s’attendait à une collection d’histoires réalistes plus ou moins déclinées sur le modèle de celle de Margot et Robert, on découvre ici une véritable galerie de freaks, de monstres et de sorcières ; un florilège de fantasmes pervers et de cauchemars délirants pour explorer les tréfonds viciés de l’âme et des relations humaines.
D’entrée de jeu, la nouvelle titrée “Vilain” met en scène un couple qui sadise l’un de ses amis jusqu’à l’innommable. Plus loin, dans “Le Miroir, le Seau et le Vieux Fémur”, une princesse narcissique n’aime que le reflet que lui renvoie un miroir monté sur un seau et un vieil os. Dans la sanglante histoire “Sacrifice”, une apprentie sorcière séquestre, torture et mutile l’homme idéal pour tester ses sortilèges.
Enfin, dans “Un mec bien”, la plus longue et probablement la meilleure histoire du recueil, un trentenaire rendu amer par le désamour d’une femme ne peut “réussir à bander et garder son érection pendant tout un rapport sexuel qu’en imaginant que sa bite était un couteau, et que la femme qu’il baisait était en train de se poignarder avec”.
Une passion pour les histoires qui font peur
Egoïsme, cruauté, vanité, machisme ou violence, chaque fiction ouvre pour Kristen Roupenian un nouvel espace d’auscultation des émotions viciées et des comportements déviants de son époque. A partir d’une situation d’initiation presque banale, sa plume d’une étonnante justesse sensorielle doublée d’une habileté narrative impressionnante fait basculer le récit dans l’horreur.
“Je suis une grande fan d’horreur depuis l’enfance. Je crois que ce que vous lisez à un certain âge détermine l’idée que vous vous faites d’une bonne histoire. Et pour moi, c’est vraiment le fait qu’une histoire fasse peur.”
“Je pense que lorsque vous poussez les choses le plus loin possible, explique l’auteure, quand vous les exagérez, ça les rend plus claires, comme avec une loupe grossissante. Ça permet de raconter autrement certains types d’expérience, d’apporter un regard différent sur les dynamiques de pouvoir dans les rencontres amoureuses par exemple, ou les relations mère-fille. Et puis je suis une grande fan d’horreur depuis l’enfance. Je crois que ce que vous lisez à un certain âge détermine l’idée que vous vous faites d’une bonne histoire. Et pour moi, c’est vraiment le fait qu’une histoire fasse peur, qu’elle fasse tellement peur que vous avez envie de fermer les yeux en la lisant mais que vous continuez coûte que coûte. Les histoires de monstres m’ont initiée à ce sentiment, et aujourd’hui, même si je sais qu’il existe d’autres genres littéraires capables de créer une telle tension, je continue d’en être fan. Donc, il n’y avait pas de raison que cela ne se retrouve pas dans ce que j’écris.”
Désormais, grâce à l’immense succès de “Cat Person”, Kristen Roupenian a tout le temps qu’elle désire pour écrire. Pour la jeune femme originaire de Plymouth, dans le Massachusetts, c’est un luxe qu’elle n’avait pas vraiment pu se permettre jusqu’à présent. Pendant deux décennies, elle a enchaîné les diplômes et les petits jobs, “passant un temps absurde” à faire des études d’anglais et de psycho à New York, un doctorat de littérature africaine à Harvard, puis un master de création littéraire dans le Michigan. Le tout entrecoupé d’une année de bénévolat au Kenya et d’une longue période de travail comme nourrice à plein temps.
Aujourd’hui, l’avance phénoménale qu’elle a reçue de son éditeur lui permet de se consacrer uniquement à son travail d’écrivain, “de se sentir vraiment bien, même s’il y a d’autres genres de pressions à venir »… Parmi lesquelles l’adaptation en série de son recueil par HBO, l’écriture de son premier roman, et même celle du scénario d’un film titré Bodies, Bodies, Bodies. Un film d’horreur, évidemment.
Avoue que t’en meurs d’envie (Nil Editions), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marguerite Capelle, 392 p., 20 €
{"type":"Banniere-Basse"}