Avec ce portrait virevoltant d’une trentenaire marginale, la réalisatrice défend un cinéma humain et hédoniste, récompensé par la Caméra d’or à Cannes.
Paula n’est pas une créature sortie des studios Marvel et pourtant c’est une superhéroïne. Ses yeux sont bicolores et elle a un chat. Elle est parisienne et sans toit depuis que son compagnon l’a quittée (= mise à la porte). Au début, elle ne maîtrise pas ses superpouvoirs, fonce dans les portes, les gens, le monde en général. Ses mots tombent comme de la foudre, elle parle trop fort, trop mal, trop vite. Elle dit tout et son contraire. On ne l’entend pas. Le spectateur la suit dans la ville, paumée mais alerte : Paula ne sait pas où elle va mais elle y va, traversant hôpital, bar de nuit, demeure bourgeoise, centre commercial.
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Le débordement au principe de son personnage pourrait la plomber, comme Gena Rowlands prisonnière de ses litanies de femme au foyer autiste. Mais son monde n’est pas petit, il va s’agrandir, se muscler, au contact de la parole des autres. Là est le pouvoir : celui de s’ouvrir et de décoincer ceux qui ont oublié de parler, qui ont perdu cette aptitude. Léonor Serraille s’étonne de ce que les gens des villes ne voient plus : la non-communication et le délitement du lien social. Est-ce normal que personne ne se regarde dans le métro ?, semble‑t‑elle s’interroger en filmant ces visages anonymes. Qui sont les gens cachés derrière leurs fonctions de médecins, de commerçants ? Comment se fait‑il que nous n’ayons pas accès à eux, et eux à nous ?
Il y a ici des scènes que l’on pourrait trouver cocasses, alors qu’elles ne font qu’établir une intimité entre deux étrangers. Voilà la bizarrerie. Et le superpouvoir. L’absence de surmoi social permet tout, libère la douceur et l’empathie entre Paula et ses interlocuteurs. Sauf avec ses proches. Mère et ex‑petit ami la tétanisent : dans ces moments, son silence est très beau. On imagine le travail de Lætitia Dosch pour arriver à ce bredouillement limpide, cette langue impulsive et sauvage toujours émouvante. Dosch est une grande actrice, elle le confirme quatre ans après La Bataille de Solférino.
Jeune femme s’appesantit parfois sur ces vies modestes, sans militer contre un système. Le film suggère la violence des rapports de classes (Paula et une mère bobo ; Paula et son ex, un artiste célèbre et vaniteux), mais refuse de s’apitoyer sur la condition sociale de son héroïne. Car Jeune femme est un film joyeux. Un lâcher de confettis sur la précarité, les CDD et les galères, une ode survoltée à la débrouille et au système D. Peut-être parce que Serraille est contemporaine de la crise économique. Le pire étant passé, il n’y a plus de place pour la lamentation, plus d’espace pour l’examen social mortifié, ou culpabilisateur. Il y a urgence à rebondir gaiement. Cette ex‑étudiante de la Fémis ne s’inscrit pas dans un cinéma de paria endeuillé. Sa parade à la fragilité et à l’isolement est une comédie héroïque, aujourd’hui, à Paris, féminine, féministe et bouillonnante.
Jeune femme de Léonor Serraille (Fr., Be., 2017, 1 h 37)
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