Après un premier disque crève-cœur en 2016, les deux Chicagoans reviennent avec de nouvelles merveilles en clair-obscur.
“Ce que je réalise à ce moment précis, c’est qu’exprimer nos pensées en parlant est compliqué. C’est plus facile pour nous de nous exprimer par la musique.” Après quelques interrogations conceptuelles autour des thèmes qui irriguent leur second album (le temps, l’amour, la mort), c’est en ces termes que Max Kakacek, l’un des deux hémisphères du cerveau Whitney, explique leurs tâtonnements théoriques en interview.
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Dans la chaleur caniculaire du patio d’un hôtel parisien, les deux têtes pensantes visiblement jetlaguées expriment, un sourire dans la voix, une maladresse qui souligne paradoxalement la puissance et la pureté de leur musique comme mode d’expression privilégié des émotions. Un poncif qu’il est bon de se remémorer à l’heure où chaque ligne de texte est décortiquée sur Genius. Poncif qui trouve une parfaite illustration sur Forever Turned Around, sublime nouveau disque du tandem chicagoan. Car quoi de plus naturel pour ces adeptes de l’épure que de laisser parler la musique ?
Une country-soul bouleversante
Elaboré entre une maison de famille dans le Wisconsin, l’Oregon et le studio de Justin Vernon, c’est finalement à Chicago – là où tout a commencé aussi, dans le sous-sol du guitariste Ziyad Asrar – que le nouvel album a été terminé. Produit par Jonathan Rado de Foxygen (déjà présent sur le précédent enregistrement) et Brad Cook (Bon Iver, Hand Habits), ce nouvel effort profite de l’érudition du premier qui offrait une patine intemporelle aux morceaux, et ouvre de nouvelles perspectives pour la musique de Whitney.
“Etre plus groovy et maximaliste, c’était exactement ce qu’on voulait faire pour ce disque.”
Une manière pour Max Kakacek (guitare) et Julien Ehrlich (chant, batterie) de faire évoluer en douceur leur formule : “Etre plus groovy et maximaliste, c’était exactement ce qu’on voulait faire pour ce disque. Je pense que c’est un bon exercice en tant que songwriter et pour continuer à s’amuser”, explique Max tandis que Julien ajoute : “J’ai l’impression qu’on devait sortir cet album de notre système et voir ce qu’on pouvait donner de plus avec le même dispositif que pour Light Upon the Lake. Et je pense qu’on a réussi à faire des chansons légèrement plus imposantes… et légèrement meilleures (rires).”
A l’écoute des dix morceaux chatoyants et bouleversants de Forever Turned Around, difficile de les contredire : la country-soul de Whitney fait encore une fois des miracles. Pas besoin de chercher plus loin que Giving Up, formidable morceau d’ouverture, pour se rassurer sur la capacité du groupe à signer de parfaites folk songs.
www.youtube.com/watch?v=c4Ad19dXIGM
Dix titres où tout n’est qu’évidence mélodique, cuivres caressants et chant à fleur de peau. Before I Know It, Day & Night ou Friend of Mine se meuvent avec une simplicité confondante qui touche en plein cœur, tandis que les parenthèses instrumentales Rhododendron et My Life Alone font office de pas en avant vers un groove plus assumé, hérité du live.
Joie et tristesse mêlées
Après le déchirant album de rupture Light Upon the Lake, la paire a élargi son spectre des émotions. Un processus naturel mais ô combien personnel après trois ans d’une tournée éreintante. Il a donc fallu être patient avant de retrouver la fibre créative : “A la fin de la tournée, on s’est sûrement dit ‘OK, on va aller en studio et écrire plusieurs chansons hyper-rapidement’, mais ce n’est pas comme ça que ça marche. Ça a sûrement mis un an avant qu’on fasse quelque chose qui nous plaise vraiment. A ce moment-là, on s’est dit que c’était le point de départ d’un long processus pour la création de ce monstre géant (rires).”
Dans notre bestiaire imaginaire, on penche plutôt pour les ambivalents Maximonstres de Maurice Sendak pour illustrer l’ambiguïté de ce Forever Turned Around, disque chaleureux comme un feu de camp mais empli d’une tristesse infinie.
Et lorsqu’on évoque sans trop y croire le film Vice-Versa (2015) de Pixar, autre œuvre supposément enfantine qui résonne même dans nos vies d’adultes, les deux musiciens se marrent de la comparaison avant d’assener plus sérieusement : “La joie et la tristesse sont sensiblement la même chose. Il y a une dissonance inexplicable sur la raison pour laquelle une chanson extrêmement triste peut te rendre heureux.”
Une observation qui cristallise la confusion salvatrice qui règne sur leur disque. De Giving Up à l’antithétique morceau-titre, le manichéisme n’a pas sa place chez Whitney, et les paradigmes s’inversent d’un morceau à l’autre : le rapport au temps y est conflictuel, les relations amoureuses ont des allures d’oscillogramme, la routine est un équilibre instable tandis que l’inquiétude peut surgir dans les moments les plus sereins.
Un disque inévitablement influencé par le climat trumpien
Marqué par un doute persistant, Forever Turned Around juxtapose l’infiniment grand et l’infiniment petit. Un endroit où les émotions les plus intimes s’entrechoquent avec le chaos du dehors. Aussi introspectif que ce nouveau disque puisse être, son universalité est le produit de son environnement, celui d’un monde en proie à l’inquiétude :
“On ne veut pas faire figurer la politique dans nos paroles. On ne veut pas être en mode ‘Fuck Donald Trump’, même si nous le pensons évidemment. C’est juste ce que nous traversons. L’Amérique est un endroit un peu fou dans lequel vivre en ce moment. Et fou dans le mauvais sens. Je pense que ça s’est forcément immiscé dans le disque. C’est pour ça que les paroles sont parfois aussi sombres, cryptiques et paranoïaques.”
“On ne veut pas être en mode ‘Fuck Donald Trump’, même si nous le pensons évidemment.”
En résultent Song for Ty, Valleys (My Love) ou Forever Turned Around, chansons chausse-trappes où la beauté des mélodies cache toujours une part d’ombre.
Malgré le regard anxieux que les deux jeunes hommes posent sur le monde, hors de question de céder aux sirènes d’un scepticisme tétanisant : “On espère que la confusion entre les paroles très sombres et la musique très joyeuse peut d’une certaine manière te faire sentir mieux sur ta situation. Il y a une confusion dans la musique elle-même. Et je pense qu’on essaie de faire face à la tristesse à travers des mélodies pop en majeur.”
Ecriture à quatre mains
Une précision finale qui a son importance puisque, sans en avoir parfaitement conscience, la bande de Chicago s’est spécialisée dans l’écriture de morceaux sur le mode majeur, donnant à la noirceur des paroles un écrin gorgé d’optimisme : “J’ai l’impression qu’on essaie toujours d’écrire des chansons puissamment tristes, et je pense que la clé majeure est très importante pour que la musique soit équilibrée.”
A l’heure où même la pop s’est en partie vautrée dans le mode mineur pour refléter la morne atmosphère contemporaine, la musique de Whitney revêt une importance particulière. D’un choix musical en apparence anodin, Forever Turned Around s’impose comme le traitement idéal contre la morosité ambiante. Des paroles pour pleurer à chaudes larmes et des mélodies pour panser les cœurs.
www.youtube.com/watch?v=VRBr8CZkzVg
Un accomplissement rendu possible par l’inaltérable alchimie qui règne entre les deux amis de Chicago depuis leur évasion des Smith Westerns, leur ancienne formation : “On ne se prend vraiment pas au sérieux. C’est un problème qu’on avait déjà au sein des Smith Westerns. Certains membres étaient délirants sur la manière dont ils voulaient être traités.” Plus que jamais affranchis de leurs anciens comparses, c’est simplement que Max et Julien laissent s’exprimer leur écriture à quatre mains : “Ça semble hyper-naturel d’écrire ensemble. Quand l’un arrive avec une idée, l’autre cherche un moyen de se fondre dans l’histoire, et on peut engager une conversation qui fera évoluer le morceau.”
Si le superbe Friend of Mine narre la fin d’une amitié, l’amour que se portent les deux jeunes hommes illumine Forever Turned Around, véritable canevas d’émotions et observatoire des relations humaines. Quand Max admet en riant : “Tu n’es pas tout seul à te sentir misérable et livré à toi-même”, il concède dans le même temps que cette relation privilégiée les a sauvés de la folie et de la déprime.
Réflexion sur le temps
Une douce ironie quand on considère Forever Turned Around comme une réflexion sur le temps : “C’est très difficile de l’appréhender en tant que concept. Mais tout le monde doit y faire face. Selon l’humeur, je peux me sentir vraiment vieux ou vraiment jeune. L’universalité du disque vient sûrement de ce sujet.” Sans faire dans la science-fiction, les deux songwriters entretiennent tout au long du disque une certaine incertitude sur la nature du temps.
Tantôt la nostalgie d’un passé perdu affleure pour ressusciter le champ des possibles (Song for Ty), quand les interrogations sur notre propre mortalité ne viennent pas se heurter à l’inextinguible cycle des saisons (Before I Know It). Tantôt les jours s’étirent et se raccourcissent à l’envi (Valleys (My Love)). Car, finalement, c’est toute la beauté du disque qui est contenue dans son titre, affichant ses obsessions et son ambiguïté.
A l’instar du titre français du film consacré à Stephen Hawking, Forever Turned Around est avant tout « une merveilleuse histoire du temps ». Celui qui passe comme celui qui tourne en rond, tout est question de relativité.
Forever Turned Around (Secretly Canadian/Pias)
Concert Le 21 novembre, Paris (Trabendo)
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