Philippe Forest met en scène les relations entre Churchill et son portraiste dans un livre-pièce en quatre actes. Une méditation sur la politique et l’art.
Au milieu du XXe siècle, un homme, le plus célèbre Premier ministre de l’histoire du Royaume-Uni, pose pour un autre qui le peint. Ni Winston Churchill ni Graham Sutherland ne sont pourtant nommés avant la page 100. L’artiste se sent inutile, honteux avec ses pinceaux à l’heure où ses concitoyens se battent. “Il y a de l’indécence à jouer de la lyre tandis que Rome brûle”, lui assène Churchill, reprenant Lamartine. Quelque peu hypocrite, il envie en fait terriblement l’artiste, lui qui peint en secret depuis des décennies, des toiles qu’il ne saurait exposer, eu égard à sa fonction suprême.
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La relation qui lie les deux hommes devient le théâtre d’un drame où les rôles s’échangent, celui que provoqua ce fameux portrait du Vieux Lion qui défraya la chronique à l’époque, fut tenu comme une honte nationale par la plupart des Anglais avant de disparaître (la légende veut que Lady Churchill l’ait brûlé). Insoutenable, il montrait le grand homme usé, décati, les joues tombantes, presque sénile.
Chaque phrase rivalise d’élégance, de subtilité et de poésie
“La peinture met le monde à nu, remarque le narrateur. Elle exhibe la réalité dans son plus simple appareil. L’étonnant est qu’il faille déployer tant de travail et d’ingéniosité, d’intelligence et d’art pour en faire apparaitre l’insignifiante et brutale obscénité, révélant ce pur spectacle se suffisant à lui-même, dont nul ne sait ce qu’il veut dire, qui sidère le regard, abasourdit l’esprit et dont l’on ne parvient à se protéger qu’à la condition d’en rire aussitôt et de tenir toute l’affaire pour une pure plaisanterie.” Une analyse qui vaut sans doute autant pour la littérature ou toute autre forme d’expression artistique.
Philippe Forest n’a rien perdu de la radicalité de l’avant-garde dont il vient, qu’il a su si bien retracer dans des livres importants sur la revue Tel Quel, Georges Bataille ou Louis Aragon. Aujourd’hui comme hier, il questionne la pertinence même de raconter, encore et toujours, les mêmes histoires. Il écrit ainsi : “Le monde entier est une scène, dit Shakespeare, et nous sommes tous des acteurs. Depuis la nuit des temps, tous les soirs, les mêmes fables se répètent pour le plaisir du public.” Méditation sur la politique, l’art et ses limites, son étonnant roman-pièce est composé en quatre actes, une trentaine de scènes, encadrées d’une préface, d’un prologue et d’un épilogue. Je reste roi de mes chagrins n’a pourtant rien du livre expérimental ou théorique, de l’essai ou du manifeste.
Chaque phrase rivalise d’élégance, de subtilité et de poésie, le classicisme shakespearien de la forme parfois adoptée permettant à l’auteur de porter son propos bien plus loin que l’histoire du portrait ne le permettrait. Le livre renoue même dans sa dernière partie avec cette forme indirecte d’autofiction qui lança Forest en littérature (L’Enfant éternel). Un drame familial vécu par le peintre, dont on ne précisera pas ici la nature mais qui frappa également Forest, vient éclairer d’une autre lumière ce qui s’est joué jusque-là. “Vous pouvez me retirer ma gloire et ma puissance, écrit-il alors, citant Richard II de Shakespeare, mais non mes chagrins dont je resterai toujours le roi.”
Je reste roi de mes chagrins (Gallimard), 288 p., 19,50 €
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