Cette année-là, le leader des Cure fêtait ses 30 ans et publiait l’un de ses albums les plus sombres : “Disintegration”. Flashback une semaine avant le concert événement au Parc de Saint-Cloud…
A l’occasion de leur concert événement à Rock en Seine, notre tout nouveau hors-série “The Cure, 1976 – 2019 : l’œuvre au noir” est à retrouver en kiosque ou ici
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Alors, comment va ton foie aujourd’hui, Robert Smith ?
Il n’a pas été aussi sain depuis 1975. J’ai arrêté de boire.
Complètement ?
Euh… non, je me suis soûlé une fois ce mois-ci. Le groupe commençait à avoir un énorme problème avec la boisson. Depuis que nous avons terminé le nouvel album, la modération est de rigueur. Mais je pense que nous rechuterons pendant la tournée.
Comment réagit ta femme quand tu atteins les extrêmes de la soûlerie ?
Avec un mélange d’égards et de désespoir.
T’a-t-elle demandé d’arrêter ?
Elle a envoyé quelqu’un me demander d’être plus sobre, mais je sais qu’elle était très inquiète. Ce qui se comprend. Aujourd’hui, elle sait que je peux m’arrêter quand je veux.
L’alcool a-t-il failli briser votre union ?
Non. Mary ne boit jamais. C’est ce que je lui explique : je bois pour elle. Le cas le plus grave c’était Lol (Tolhurst, premier batteur de The Cure – ndlr). En tournée, il lui arrivait de se réveiller en pleine nuit, mettons 6 h du matin, pour se bourrer. Je n’ai jamais atteint ce stade. En plus, il fumait cent vingt cigarettes par jour.
Es-tu sujet à la tachycardie ?
Oui, quand j’ai bu.
De quoi meurt-on dans ta famille ?
Mes grands-parents sont morts de vieillesse. Mes deux grands-mères étaient septuagénaires et mes grands-pères octogénaires.
Penses-tu vivre aussi vieux ?
Non. Je me suis fait trop de mal.
Pratiques-tu un sport ?
Je joue au billard. Et je fais un peu de ping-pong.
Le cœur est aussi le siège de l’amour. Sur l’album Kiss Me, Kiss Me, Kiss Me figure un triptyque de l’amour avec The Perfect Girl, A Thousand Hours et Shiver and Shake où l’on passe du ravissement à la plénitude pour ensuite atteindre la haine et la destruction. Est-ce là ta vision des choses amoureuses ?
Question difficile. Oui et non. J’ai le défaut de voir les choses non comme elles sont mais comme elles pourraient être. Cela ne va pas forcément mal, mais ça pourrait aller mieux. Je précise d’ailleurs que dans ces chansons je n’exprime pas toujours mon point de vue personnel. J’interprète souvent la façon dont certaines personnes réagissent avec moi, mais je ne peux me dispenser du “je” pour donner toute la dimension des émotions que je désire explorer.
Une chanson comme How Beautiful You Are constitue un point de non-retour…
Mais ce n’est pas de moi qu’il s’agit, bien que je puisse m’imaginer dans une situation analogue.
C’est certainement la chanson d’amour la plus désespérée que tu aies écrite…
Voilà pourquoi ce ne peut être moi.
Admettons que tu aies été assez effrayé par ce que tu venais d’écrire pour transférer aussitôt cette vision sur un autre.
Sans doute, car honnêtement je ne sais toujours pas comment j’arrive à écrire des choses pareilles. Je ne suis pas dans cet état en permanence. Je suis même plus souvent heureux que déprimé. Seulement, je suis infoutu d’écrire une chanson heureuse.
Que pense Mary ? Que ressent-elle ? N’est-ce pas effrayant de partager l’existence d’une personne qui cultive des visions aussi noires, capable d’un désespoir aussi irrévocable?
Mary ne pense pas qu’il puisse s’agir de moi.
Elle ne demande jamais à être rassurée ?
Elle n’a pas besoin de l’être. Je pense que notre relation est à certains égards plus belle que celles que vivent la plupart des gens de ma connaissance.
Est-elle au moins sûre que tes chansons sur le désir lui sont destinées ?
Oh oui! Elle réagit très positivement à celles-là.
Deviens-tu sourd à force d’exposer tes tympans aux décibels depuis tant d’années ?
Non. Je me suis fait faire un test de surdité juste avant d’enregistrer Disintegration. Mes tympans sont normaux.
Ton propre déclin t’effraie-t-il ?
Il ne m’effraie pas, il me révolte.
Que redoutes-tu le plus : la déchéance physique ou psychique ?
Si j’étais une personne normale, je pense que je serais dans une chaise roulante depuis longtemps. Non, c’est la perte de mes facultés intellectuelles qui me chagrine le plus.
As-tu des trous de mémoire ?
Je n’ai jamais eu de mémoire. Non, c’est plutôt ma capacité à absorber les choses qui décroît. Je conserve pourtant une très forte mémoire olfactive et gustative. Hier, je lisais un livre où était évoquée l’odeur du cuir mouillé des chaussures après le ski. Cette odeur m’est revenue aussitôt de l’enfance. C’était à la fois délicieux et très triste.
Quel événement précis t’a-t-il amené à conclure que toute chose ici-bas était destinée à déchoir et disparaître ?
La mort de ma grand-mère quand j’avais 5 ans. C’était la première fois que je voyais mon père et ma mère pleurer. J’étais bouleversé.
En quelle occasion as-tu découvert que tu étais une personne sexuée ?
Le suis-je ? Je crois que mes premiers désirs se sont formulés autour de Catwoman, dans la bande dessinée Batman. Et d’Elizabeth Taylor dans Cléopâtre. J’avais 5 ou 6 ans.
Jouais-tu au docteur avec les petites filles ?
Non. Ayant des sœurs, je n’ai jamais vraiment eu besoin de ça pour m’informer. Je n’étais pas spécialement intrigué.
As-tu beaucoup pratiqué la masturbation ?
Non, pas particulièrement. J’ai toujours préféré avoir de la compagnie.
As-tu déjà acheté des bouquins pornos ?
Non. En revanche, quand nous avons commencé, Lol faisait collection de journaux de cul. Lorsque nous étions sur la route, il achetait tous ceux qui lui tombaient sous la main. Je trouve le porno courant trop évident à mon goût. Je préfère l’érotisme. Je préfère la semi-nudité au nu intégral. Je trouve les magazines féminins plus attrayants, ou encore les pages consacrées à la lingerie féminine dans les catalogues.
Est-ce que tes périodes de création entraînent automatiquement l’abstinence sexuelle ?
Non. Mais je ne vis pas ma sexualité sur un mode exclusif. Si tu es suffisamment proche de quelqu’un, ou de quelques-uns, pourquoi n’envisager les relations que sur le plan horizontal ? C’est une vision assez morne du sexe que de ne s’intéresser qu’à l’acte. Je crois qu’aimer est un verbe que l’on doit décliner de multiples manières. Flirter est un substitut que j’apprécie beaucoup. C’est même l’une des fontaines dans laquelle je puise mon inspiration pour écrire. Pour que le sexe soit une expérience vraiment merveilleuse, il faut le préalable de l’esprit. J’en suis convaincu. Je suis une nature plutôt flirtante. J’aime le contact des autres et j’aime toucher.
Es-tu toujours aussi résolu à ne pas avoir d’enfant ?
Oui, et Mary n’en veut pas non plus.
L’impuissance sexuelle te hante-t-elle ?
Absolument pas.
As-tu été sujet à des pulsions homosexuelles ?
Non. Pas au sens physique du mot. J’aime la compagnie d’amis. On peut aller jusqu’à s’enlacer sans éprouver le moindre embarras. Mais je ne pourrais pas dormir avec un garçon. Au début de The Cure, en tournée, nous étions obligés de partager la même chambre, mais ce sont là mes seuls instants d’intimité avec des garçons.
Tu dors combien d’heures par nuit ?
Deux.
C’est là ton temps de repos habituel ?
Quand nous sommes en studio, nous travaillons jusqu’à environ 8 h du matin. On se couche et l’on se réveille vers 16 h. En ce moment, je me couche vers 7 h du matin et j’essaie de me lever avant midi. Ce qui fait cinq heures de sommeil.
Certaines chansons du nouvel album ont-elles été inspirées par des rêves ?
Lullaby, le single, évoque l’insomnie.
Certains de tes rêves ou cauchemars sont-ils récurrents ?
Quand j’étais enfant, il y avait cette tête qui apparaissait au-dessus de la porte de ma chambre et qui a inspiré The Head on the Door. Il y a quelques années, il m’arrivait de me réveiller brusquement en plein milieu de la nuit en nage et le cœur battant la chamade.
Tolstoï disait que dans les rêves tout est invraisemblable, déraisonnable, absurde, sauf le sentiment qui les provoque…
Ces angoisses, cette sensation d’étouffement, c’est sûr, étaient liées à ma vie. En ce moment, je fais fréquemment ce rêve : nous jouons dans une petite salle de Londres et nous sommes si nuls que le public s’en va. C’est horrible !
Peux-tu décrire ta chambre ?
Elle est grande. Les murs sont blancs avec des stores vénitiens. Il y a deux tables de chevet, deux miroirs. Il y a un grand matelas blanc sur la moquette blanche. Dans un coin, il y a une pile d’albums de photos de mon mariage à couverture blanche. Un radio-réveil, un appareil à cassettes et une lampe à pied blanc. On se croirait dans une chambre d’hôpital, non ?
Quand as-tu pratiqué ton dernier test sanguin ?
Il y a deux ans environ.
Quelle en était la raison ?
Chris Parry (manager de The Cure – ndlr) voulait m’assurer sur la vie.
Si ton examen sanguin avait révélé que tu étais séropositif, quelle aurait été ta réaction ? Le suicide ? Baiser le plus possible et répandre le virus en guise de revanche ? Ecrire une chanson?
Aucune de ces trois solutions. Je crois que j’aurais choisi de sauter en parachute.
Mais tu ne prends plus l’avion…
Je peux sauter d’une montagne. Si je me savais condamné, je ferais les choses les plus dangereuses possible. Si ma vie doit être écourtée, qu’elle soit au moins intense…
Tes cheveux ont-ils souffert du traitement particulier que tu leur fais subir depuis tout ce temps. Les crêpages et toutes ces tortures capillaires?
Terriblement souffert. Après cette tournée, je les rase.
Si tu te mets à les perdre, irais-tu jusqu’à la greffe ?
Non, je me fous de devenir chauve. Aucun membre de ma famille n’est chauve.
Alors qu’à tes débuts il y avait une volonté de refuser un look précis, aujourd’hui tu sembles t’être arrêté sur une image, une apparence…
Parce que ce n’est plus mon problème. Il y a encore quelques années je mettais ma frange devant ma figure et je portais des vêtements amples dans lesquels je pouvais me cacher parce que je me sentais beaucoup plus mal dans ma peau qu’aujourd’hui. Le maquillage, j’en utilisais déjà à l’école parce que je trouvais ça bien. Les Egyptiens de l’Antiquité utilisaient le rouge à lèvres. Je n’ai rien inventé. Et puis Mary préfère quand je suis maquillé.
Les cigarettes ?
J’ai arrêté d’un seul coup il y a cinq ans. Cela altérait le son de ma voix.
Haschich, herbe ?
Non, ça n’a jamais été mon truc.
Es-tu sensible aux problèmes de pollution atmosphérique ?
Oui. Je fais ce que je peux, je n’utilise pas d’aérosol, je mets de l’essence sans plomb dans ma voiture. Je suis membre de Greenpeace depuis des années.
Aimes-tu ta voix ?
Oui, j’aime le fait de ne pas savoir très bien chanter. Cela m’oblige à lutter.
Si tu avais la possibilité de choisir une autre voix que la tienne, laquelle choisirais-tu ?
Celle de Billy Mackenzie des Associates peut-être. J’aime la façon dont Kate Bush parle. Björk des Sugarcubes a une bonne voix. Sinéad O’Connor a une bonne voix, mais finalement, il y a très peu de chanteurs dont la voix me séduise. Tom Waits mis à part.
As-tu des problèmes de poids ?
Oui, mais la boisson en est la cause. Quand j’arrête de boire, je perds environ six kilos. En ce moment, je me nourris exclusivement de salade et de fruits pour purifier mon organisme après les excès qui ont accompagné l’enregistrement de l’album.
T’es-tu converti au végétarisme ?
J’ai été végétarien.
Et quand as-tu cessé de l’être ?
Le jour où Morrissey a lancé son Meat Is Murder. Je me suis offert un superbe tournedos avec des frites et j’ai trouvé ça délicieux.
As-tu une bonne vue?
Non, je suis complètement bigleux. Comme mon père, comme mon frère, mes sœurs. Je conduis avec des lunettes. C’est pratique sur scène parce que je ne vois même pas le premier rang.
Lis-tu beaucoup ?
Enormément.
Journaux ou livres ?
Le seul journal que je lise, c’est le Sunday Times pour les infos de la semaine.
Quel est le dernier livre que tu aies lu ?
Je crois que c’est Momo par l’écrivain allemand Michael Ende. C’est un livre pour enfants. Et hier soir, j’ai fini le livre d’un auteur anglais des années 20, Denton Welch, qui est mort très jeune. Il écrivait surtout des nouvelles. Il a eu un accident de bicyclette à 21 ans et est mort à 30 des suites de ses blessures. Et pendant ces neuf années cloué sur son lit, il a écrit sur les choses qui lui étaient arrivées avant son accident, les rares incidents qui ont émaillé son enfance et son adolescence. Un peu comme moi.
Que veux-tu dire par “un peu comme moi” ?
Dans mes chansons, j’évoque souvent les mêmes événements, mes peurs d’enfant, ces quelques épisodes de la jeunesse sur lesquels nous revenons sans cesse, comme reviennent au même endroit les animaux de la forêt pour boire. Parce qu’ils sont pour nous la source du monde sensible. Disintegration est largement consacré à l’effort qu’il faut produire pour retrouver cette zone de sensibilité que l’âge adulte tend à interdire. C’est le chant d’une lutte intérieure pour ne pas perdre le bénéfice d’émotions profondes nées pendant l’enfance.
Penses-tu être immunisé contre la folie ? Un album comme Pornography suggère qu’en période de crise profonde tu pratiques une forme d’autothérapie de groupe…
Je ne finirai jamais dans un hôpital psychiatrique. Ma famille saurait prendre soin de moi. Ma maman s’occuperait de moi. Je crois savoir maquiller ma propre détresse. Quand je suis mal, il me suffit de monter sur scène. C’est la meilleure thérapie que je connaisse. Si l’on joue moins, c’est que ma santé psychique est meilleure qu’elle ne fut. Si je devais atteindre un stade de souffrance psychique tel que je devienne incapable de créer et d’agir, je crois que je me suiciderais. Si je suis encore ici, c’est que les choses ne vont pas si mal.
Dans Faith, tu exprimais une envie à l’égard des gens habités par la foi…
C’est toujours vrai, sauf que cela a débouché sur une certaine forme de cynisme. Je suis moins envieux parce que j’estime que cela a moins d’importance. Je ne crois plus que la foi seule parvienne à résoudre tous mes problèmes.
As-tu fini par considérer les croyants comme des égarés ?
Non, mais je n’envie plus leur foi. Fut un temps où je voulais moi aussi connaître à tout prix la grâce. Je me disais qu’il devait être délicieux de vivre dans cet état. Aujourd’hui, je ne pense plus que cela pourrait m’aider. L’idée de la foi m’a toujours fasciné, mais voilà, je ne l’ai pas. Finalement, ce n’est pas plus mal. Cela m’évite de me faire trop de mouron. Je crois que les choses du monde n’ont aucun sens. Je partage toujours cette vision d’un monde absurde qu’a Meursault dans L’Etranger. C’est assez pratique, beaucoup plus pratique que celle d’un monde qui abriterait une signification à laquelle le commun des mortels n’aurait pas accès.
Tout ce dont nous avons besoin, c’est d’une morale assez souple pour vivre ensemble. Je ne peux nier que de temps à autre cette impression de raffiner sur le néant me désespère. Savoir que tous mes actes sont dénués de sens. Que travailler nuit et jour comme je le fais ou rester au lit c’est la même chose. Je me console en me disant que ce que je fais a au moins une valeur esthétique. Et après tout, écrire des chansons, enregistrer des disques, c’est une façon anormale d’avoir des enfants, un pari sur le néant. Laisser quelque chose après sa mort. Cela ne fera sans doute aucune différence…
Que choisirais-tu entre être un boucher et immortel ou Robert Smith et mourir ?
Couper de la viande morte pour l’éternité ! C’est au-dessus de mes forces ! Est-ce que je pourrais au moins faire quelque chose d’autre les jours de congé ?
Charcutier éventuellement…
Je préfère rester moi-même et mourir.
Si on te laissait le choix de ta mort, quelle serait-elle ?
Dormir et ne pas se réveiller.
Si on te laissait choisir un lieu pour mourir, quel serait-il ?
Sur un radeau, en pleine mer.
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