L’écrivain londonien John Berger, qui vivait en Haute-Savoie depuis des années, est décédé ce 2 janvier à l’âge de 90 ans. Il avait notamment obtenu le Booker Prize en 1972 pour son roman « G », et avait fait scandale en reversant publiquement la moitié de la somme aux Black Panthers. Nous republions notre critique de ce roman intemporel et réfractaire.
Jusqu’ici on connaissait le point G. Dès lors, il faudra aussi compter avec son envers strict, G Point, le roman de John Berger, couronné du Booker Prize en 1972, sorti en France en 1978 et réédité en 2002 dans une nouvelle traduction. Peintre, critique d’art spécialiste du cubisme, de Cézanne et de Picasso, scénariste et dramaturge, Berger est un homme qui depuis cinquante ans a lancé un défi au cloisonnement et à la fixité de la représentation… Une mobilité esthétique qui se manifeste aussi dans son instabilité géographique. Né à Londres en 1926, il réside en effet depuis trente ans en France dans un village de Haute-Savoie. On se souvient sans doute de King, son ouvrage sur les SDF sorti en 1999. Qu’y a-t-il de commun entre eux et le protagoniste de G., Janus à double tête érotique et politique, hybride de (don) Giovanni et de Garibaldi ?
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Le renversement de l’ordre et l’effacement des frontières
Tout, car chacun, clochard errant, nomade du désir ou héros révolutionnaire, incarne à sa façon ce qui traverse l’œuvre de Berger : le renversement de l’ordre et l’effacement des frontières. Construit autour du mythe de don Juan, mais ironiquement dédié à “Anya et ses sœurs, du Mouvement de libération des femmes”, G. est un livre qu’on pourrait presque qualifier de daté – si ce n’est la contemporanéité de sa forme –, composé entre 1965 et 1971, sur fond de contestation politique et de révolution sexuelle.
En écho à cette période de turbulence, l’auteur a choisi pour son texte un arrière-plan historique semblable par ses enjeux : le tournant du XXe siècle, limité par les dates de naissance et de mort du personnage principal (1887-1915) et marqué par l’émancipation politique de l’Italie par rapport à l’Empire austro-hongrois (le ralliement de l’Italie à l’Entente contre les Autrichiens en 1915 couronne en effet les efforts antérieurement déployés par Garibaldi pour unifier le territoire et réaliser la cohésion nationale).
Ecrit entre Genève, Paris et Bonnieux (clin d’œil à l’Ulysse de Joyce, également signé par trois lieux Trieste-ZurichParis), G. reflète donc son sujet dans son processus d’élaboration même : l’apatride, en rébellion contre la loi du père et la démarcation autoritaire de tout espace. Rejeton métissé d’un négociant de Livourne et de sa maîtresse anglaise, riche héritière installée entre New York, Paris et Londres, qui abandonne rapidement sa progéniture pour servir la cause du socialisme, G. est, comme l’indique l’initiale, un être vide, sans nom ni prénom, mais réceptacle possible de toutes les désignations.
« Un essai, un roman, un traité ou la description d’un rêve”
Élevé dans la campagne anglaise par son oncle et sa tante (avec laquelle il aura, adolescent, une relation incestueuse), il mène une vie flottante ponctuée par quelques événements : la rencontre avec son père à Milan en 1898 lors d’une insurrection prolétaire ; la traversée des Alpes par l’aviateur Geo Chavez à laquelle il assiste depuis sa chambre d’hôtel ; enfin un bal de la haute bourgeoisie à Trieste, en 1915, auquel il convie (juste avant son assassinat et la déclaration de guerre) une jeune ouvrière bosniaque.
Ce sont là trois temps forts auxquels le lecteur peut se raccrocher dans un récit autrement fondé sur l’absence de repères. Équivalent esthétique de la rébellion qui doit modifier l’évolution de l’histoire, le style de l’auteur ressemble en effet à un défi jeté contre sa propre autorité.
“Je ne sais si, au final, le livre sera considéré comme un essai, un roman, un traité ou la description d’un rêve”, confessait Berger il y a une trentaine d’années.
Même aujourd’hui, on serait bien incapable de coller une étiquette générique certaine sur cet objet textuel non identifié. Récusant l’illusion mimétique du naturalisme et la posture du narrateur omniscient (nécessairement dirigiste et donc contrerévolutionnaire), le point de vue comme les pronoms (je, tu, il) changent à chaque paragraphe, parfois constitué d’une seule phrase. Les descriptions alternent avec des réflexions abstraites ayant précisément trait aux problèmes théoriques du descriptif.
“La description, jusqu’ici, est correcte. Mais mon pouvoir de sélectionner (les faits et les mots qui les décrivent) implique une notion de choix qui encourage le lecteur à conclure à tort qu’il existe un éventail de possibilités (…). La description déforme.”
Lorsque le narrateur se heurte à l’inreprésentable de l’expérience sexuelle, il a même recours au croquis de deux sexes, masculin et féminin. Ou bien il transcrit les distorsions optiques provoquées par le coït sous la forme d’un collage métaphorique ou d’une construction cubiste :
“J’étais un genou qui voulait la cuisse de l’autre jambe. Tes talons étaient mes pouces. J’étais caché dans un coin de ta bouche. Tu m’as cherché là avec ta langue. Il n’y avait rien à trouver.”
G. est l’incarnation même de la liberté
Contestant une perception arrêtée du monde régie par la perspective, Berger préfère donc un point de fuite mouvant. Pendant érotique de l’auteur qui dynamite son propre arbitraire, du révolutionnaire qui renverse les maîtres (et même de l’aviateur Chavez qui, tel Icare, brave Dieu et les lois de la gravité), la figure de don Juan s’impose ainsi naturellement. Adversaire du père (ou du Commandeur) dont il brave la loi, G. est, sous la plume de Berger, l’incarnation même de la liberté, moins celui qui soumet les femmes à sa volonté que celui qui les conduit vers elles-mêmes.
Attelé, dans le récit, à séduire une servante d’hôtel, puis les épouses respectives d’un industriel français et d’un banquier autrichien (deux incarnations de l’amour bourgeois possédant), il apparaît comme un des apôtres les plus fervents du marxisme et du MLF.
“L’étranger qui vous désire, et vous convainc que c’est vraiment vous-même, dans votre singularité, qu’il désire, apporte un message de tout ce que vous pourriez être, adressé à ce que vous êtes aujourd’hui.”
On a là une définition exacte de l’hystérie, entendue comme exil identitaire et manifestation d’impuissance, mais aussi comme miroir offert à l’autre pour s’appréhender comme sujet.
Situé au carrefour de la lettre, de l’histoire et du désir, G. est peut-être tout simplement ça : un livre hystérique, hors frontière, qui, parce qu’il refuse au narrateur tout ascendant, attribue d’autant plus de pouvoir au lecteur ; et qui nous rappelle, en dernière instance, la nature toujours mouvante du monde et donc de l’art. Le projet de John Berger n’est pas seulement généreux, c’est aussi l’un des plus fascinants qu’on ait lus.
G. (éditions de l’Olivier), traduction de l’anglais par Elisabeth Motsch, 406 pages, 19,95 €.
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