Alors que les élections présidentielles ont donné une écrasante majorité des voix au président en place, Alexandre Loukachenko, le 9 août, les manifestants biélorusses continuent à défiler dans les rues. Alexandra Goujon, politologue et spécialiste de la Biélorussie, nous explique en quoi ce mouvement pourrait être historique pour le pays d’Europe de l’Est.
Une semaine après la réélection d’Alexandre Loukachenko à la tête de la Biélorussie, la mobilisation de l’opposition était à son comble, ce dimanche 16 août. Alors que la foule ne cesse de grandir à Minsk, les milliers de manifestants réclament toujours la même chose : l’arrêt de la violence policière, la libération des protestataires interpellés, et l’organisation de nouvelles élections libres. Mais l’autocrate au pouvoir depuis 26 ans est apparu dimanche menaçant et inflexible : « même mort, je ne vous laisserai pas mettre la main sur ce pays ». La politologue, spécialiste de la Biélorussie, Alexandra Goujon, revient sur ce mouvement protestataire hors norme.
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Alexandre Loukachenko est au pouvoir depuis 26 ans, pourquoi les Biélorusses se révoltent aujourd’hui ?
Alexandra Goujon – C’est la dissonance de résultats observés par les électeurs qui a généré cette mobilisation. Les résultats officiels avancent 80 % des voix pour Alexandre Loukachenko alors que dans certains bureaux de vote où le dépouillement a été fait honnêtement, on s’est retrouvé avec des chiffres presque inversés, c’est-à-dire 80 % des voix pour la candidate de l’opposition.
Si la révolte est plus importante aujourd’hui, la critique à l’égard du président a toujours existé. Après chaque élection, des militants sont sortis dans la rue. En général, ils se faisaient interpeller et cela permettait d’arrêter la mobilisation. Là, la grande différence, c’est qu’elle est massive. L’impopularité du président est grandissante, il y a une forme d’usure du pouvoir, une inadaptation aux transformations sociales. La jeunesse diplômée prend conscience qu’elle est bloquée pour avancer. Avant, on avait affaire à des manifestations de militants politiques, là ce sont des citoyens qui défendent leur voix. La candidate de l’opposition Svetlana Tikhanovskaïa l’avait prévenu : « il va y avoir des falsifications, défendez votre voix ».
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Justement, comment Svetlana Tikhanovskaïa a pu ainsi galvaniser les foules alors qu’elle était encore inconnue, il y a quelques mois ?
Trois candidats de l’opposition (un directeur de banque, un blogueur et un ancien diplomate) ont été empêchés de se présenter alors même que deux d’entre eux généraient une certaine popularité. Parce que l’élection devait être pluraliste, la commission électorale a validé une seule autre candidature, celle de la femme du blogueur incarcéré, Svetlana Tikhanovskaïa. Elle a cristallisé l’espoir d’une nouvelle société, d’une Bielorussie autre que celle que présente Loukachenko. Son idée, c’était d’organiser de nouvelles élections libres et de permettre à ceux qui en avaient été empêchés de se présenter. Elle voulait rendre la Biélorussie démocratique, pas prendre le pouvoir. Alexandre Loukachenko l’a sous estimée parce que c’était une femme.
A l’annonce des résultats, une contestation spontanée s’est déclenchée. Est-ce que le mouvement s’organise aujourd’hui ?
Il n’y a pas d’organisation de la mobilisation. Le pouvoir a réagi en le réprimant tous azimuts, en arrêtant même parfois des gens qui étaient dans la rue à la mauvaise heure au mauvais endroit. Ce mouvement massif a généré cette répression justement parce qu’il n’est pas identifiable. Bien sûr, on a mis Svetlana Tikhanovskaïa en exil pour écarter un leader en pensant que ce serait difficile de mobiliser sans elle, mais encore une fois, on a une contestation de réseaux, un peu diffuse, qui s’étale à la fois géographiquement et dans différentes couches de la société et qui n’est pas identifiable à travers une structure d’organisation. Pour certains c’est une faiblesse, mais là c’est ce qui permet de rassembler.
Des entreprises ont commencé à faire grève, pourraient-elles avoir un impact plus fort sur le pouvoir que les manifestations dans la rue ?
C’est ce que l’on appelle une mobilisation multisectorielle. Et c’est cette forme de mobilisation générale qui permet à la contestation de prendre une nouvelle tournure depuis jeudi ou vendredi. Les ouvriers qui manifestent sont des ouvriers d’entreprises publiques dans lesquelles Loukachenko a beaucoup investi. Elles font la fierté du pays et notamment du président. D’autant qu’au départ, c’est l’un de ses bastions électoraux. C’est un symbole fort que de voir cette classe ouvrière, si longtemps loyale au pouvoir, ne plus l’être.
On a pu voir des images d’uniformes militaires brûlés, des journalistes de la télévision d’Etat ont démissionné… Est-ce que le seul moyen de renverser l’autocrate est une scission de l’intérieur ?
Alexandre Loukachenko a, depuis le début, très très peur d’un renversement de l’intérieur. Plus on est autoritaire, plus on a peur de ne pas être aimé par les gens qui nous entourent. Là, c’est très parlant, on touche les forces de l’ordre et la télévision qui sont un peu les piliers du régime. Pour l’instant, du côté des forces de l’ordre, ce sont des phénomènes moins importants, les défections sont assez peu nombreuses. Mais ce type de gestion autoritaire crée forcément des rancœurs. On peut penser qu’à l’intérieur de l’administration présidentielle et des ministères, il y a des mécontents mais on ne peut que le supposer, l’opacité y est totale.
Plusieurs prisonniers libérés ont raconté leurs conditions de détention témoignant d’une police débordée et de surpopulation carcérale. Le pouvoir a-t-il les moyens de continuer la répression ?
On sait que c’est un régime qui n’a pas peur d’utiliser la répression à grande échelle, mais c’est difficile de savoir ce qui va se passer. On a affaire à des forces de l’ordre qui sont extrêmement violentes, bien entraînées. L’idée, c’était vraiment d’utiliser la force pour empêcher les gens de sortir dans la rue, c’était de dire : « regardez ça peut arriver à n’importe qui, si vous sortez de chez vous à 23h, voilà ce qui peut se passer ». C’est un moyen de dissuasion. Mais d’habitude, c’est quelques centaines de personnes, là, 7 000 personnes ont été interpellées. La manière forte n’a pas fonctionné jusque-là et les moyens sont limités. On a quand même entendu des excuses (très modérées) du ministre de l’Intérieur, on a vu un certain nombre de prisonniers libérés. Au début, les manifestants demandaient l’arrêt de la violence, mais face à la répression, ils ont fini par demander le départ du président.
Pensez-vous que ce mouvement pourrait renverser le régime biélorusse ?
Le président est encore en place, les résultats officiels viennent d’être prononcés donc il n’a, pour l’instant, ni l’intention de négocier ni celle d’organiser un nouveau scrutin. L’opposition demande des élections libres et justes à un président qui se considère élu… Le changement n’est pas facile à anticiper quand on a un chef d’Etat à ce point accroché au pouvoir. Je pense tout de même que le régime n’a jamais été aussi affaibli. Cette contestation est inédite d’un point de vue qualitatif et quantitatif. Le changement de régime est dans l’air et il est voulu par une large partie de la population.
Propos recueillis par Océane Segura
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