Quelques jours avant la sortie de “Purple Mountains” en juillet dernier, un disque marquant son grand retour onze ans après la sortie de “Lookout Mountain, Lookout Sea”, l’ultime album de Silver Jews, David Berman nous accordait une longue interview. Décédé le mercredi 7 août à l’âge de 52 ans, certains de ses propos sonnent ici de façon prophétique. Il devait entamer une grande tournée.
David Berman a perdu son téléphone. Il s’est installé dans les locaux de son label Drag City pour recevoir mon appel, le 19 juin dernier.
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Je croyais que tu étais à Nashville. Que fais-tu à Chicago, chez Drag City ?
David Berman – Je suis basé ici maintenant même si j’ai toujours ma maison à Nashville et que toutes mes affaires sont là-bas. Je vis au-dessus des bureaux. La chambre n’est pas plus grande qu’un placard mais elle est équipée d’une salle de bains. C’est là que j’ai tourné le clip de All My Happiness Is Gone mais j’avais un peu revu la déco, posé un joli papier-peint bleu, très rafraîchissant (rires).
Tu t’apprêtes à publier ton premier disque après dix ans d’absence. Comment te sens-tu ?
Je suis content d’avoir fait cet album, content qu’il soit terminé. Mais ce bonheur s’estompe d’une certaine manière. En ce moment, je suis assez malheureux. J’essaie d’y remédier. Je me bats pour vaincre ma dépression. Elle risque de me tuer si je ne fais rien. Chaque jour, j’essaye. Je prends des médicaments, des médicaments plus forts. Et si cela ne mène à rien, je suis tout à fait ouvert à l’idée de suivre une thérapie par électrochocs ou quelque chose comme ça. Je dois sérieusement vaincre cette dépression.
Tu as toujours été assez rare sur scène et pourtant, tu te lances dans une importante tournée à partir du mois d’août. C’est quelque chose qui te motive ?
J’ai dû faire environ une centaine de concerts avec Silver Jews. Mais pour être honnête, je suis assez excité de remonter sur scène. J’attends même ça avec impatience. Ici, je suis tellement seul, je me sens isolé (long silence).
En 2011, tu as pris la décision de tout plaquer, d’arrêter la musique. À l’époque, pensais-tu que c’était irrévocable ?
Si quelqu’un m’avait demandé si mon retour à la musique était possible, j’aurai probablement acquiescé. Mais je me serais posé les questions « est-ce qu’on fera encore ce genre de musique ? est-ce que Drag City sera toujours debout ? » Depuis les années 1990, j’ai le sentiment que nous sommes dans une situation étrange, que nous vivons dans un monde statique, comme si l’histoire semblait s’être arrêtée. Culturellement, au XXème siècle, il y avait de l’innovation. On pouvait observer toute une succession de styles. Aujourd’hui, nous vivons dans une époque où tout coexiste. Je suis donc plutôt surpris de pouvoir encore faire un disque dix ans après.
Comment es-tu venu à te remettre à la musique ?
Quand tu vis à Nashville, la musique est omniprésente, partout autour de toi. Je me disais que désormais la musique était quelque chose réservé aux autres artistes qui, eux, continuaient leurs trucs. Je suis très cynique par rapport à ça, sur le fait que les gens ont peur de tomber dans l’oubli. Mais j’arrive à m’en détacher. Ça a toujours été une force chez moi. J’avais aussi une certaine rancœur vis-à-vis de mes pairs. Je me demandais “pourquoi est-ce que vous continuez à faire tout ça ? Posez-vous la question. Vous allez faire ça pour toujours ? Continuer à faire des tournées sans fin etc. ?” Pendant sept ans, j’ai complètement arrêté la musique. Je n’ai absolument rien fait de productif. Même pas un peu de guitare, je n’y pensais pas. Je n’en avais pas l’envie. Je m’y suis remis il y a deux ou trois ans, après la mort de ma mère. Je jouais seulement quelques accords, c’était comme une sorte de pratique méditative.
Et ça t’a aidé ?
Oui, je sentais que c’était très apaisant. Ça me permettait de me relaxer. Après toutes ces années à ne rien faire, les morceaux sortaient presque instinctivement. À l’heure actuelle, si je prends une guitare, je ne sortirai rien. Mais le fait d’avoir arrêté pendant si longtemps m’a aidé. C’est d’ailleurs ce que je faisais entre chaque album de Silver Jews. Je ne touchais plus à ma guitare pendant un bon moment et quand je m’y remettais, je pouvais écrire dix, quinze morceaux très rapidement.
Le retour à la composition s’est donc fait naturellement.
Un peu. Certains morceaux fonctionnaient. D’autres étaient foirés. Je les bricolais, les dessinais au fur et à mesure. Je me retrouvais souvent avec des suites d’accords ou un refrain. Ensuite, je m’occupais des couplets mais j’avais du mal avec les paroles. Quand j’avais 20 ou 30 ans, il me suffisait d’écrire seulement dix lignes pour en avoir une bonne. C’était juste une question d’endurance. Maintenant, ça me prend des semaines et des semaines. Je dois écrire des centaines de lignes pour que ça marche. Tu peux être sûr que ça bouffe lentement ton ego artistique (rires). Plus je vieillis, plus il m’est difficile de bien écrire. Je me suis toujours demandé pourquoi les artistes devenaient tous craignos passée la trentaine ou la quarantaine. Je comprends maintenant. Je dois continuer à m’exercer, à me planter, encore et encore, jusqu’à ce que je finisse par avoir les bonnes paroles.
Tu as écrit quelques livres de poésie. C’est un art qui t’a toujours passionné. Cette approche de la poésie a-t-elle eu une quelconque influence sur ta musique ?
Je dirais que l’écriture de mes paroles est plutôt semblable à un jeu de mots croisés que tu mets des années à finir. C’est complètement opposé à la prose, à la liberté que peut t’offrir la poésie. Je ne pourrais jamais passer le temps que je consacre à mes paroles sur ma poésie.
À quel moment as-tu décidé de sortir un nouveau disque ?
Si ça continue sur ce rythme-là, on va encore se retrouver avec dix albums de Bruce Springsteen, dix albums de Pearl Jam, dix albums de Neil Young, etc. Et tout ce qu’il y a de bon à écouter dans leurs nouveaux disques doit sûrement représenter 5 % de l’intégralité de leur œuvre. Je veux être sûr que ça ne m’arrivera jamais. Je ne veux pas sortir d’album juste pour sortir un album ou parce qu’une idée m’est passée par la tête et que je dois immédiatement la mettre en musique. Les quelques morceaux que j’avais réussi à écrire avec ma guitare étaient là. Certains ont dégagé, d’autres me plaisaient. Je me suis concentré sur douze titres au final.
Tu as fait appel aux mecs de Woods pour produire cet album. Comment t’es-tu retrouvé à bosser avec eux ?
Je voulais travailler avec quelqu’un qui connaisse et apprécie la musique que j’avais faite jusque-là et ce même s’ils n’avaient aucune expérience en termes de production. Je n’avais personne qui pouvait correspondre. Je ne connais pas beaucoup de musiciens et je n’ai pas vraiment de liens avec le milieu de la musique. J’ai cherché un producteur pendant neuf mois. Je me suis tourné vers les Français de Coming Soon, puis en lisant des interviews de groupes, je suis tombé sur Dan Bejar de Destroyer. Avec lui, on a commencé à faire une première mouture de l’album mais ça n’a pas fonctionné. J’ai poursuivi mes recherches, envoyé des mails à certains groupes qui sonnaient bien. Les mecs de Woods m’ont répondu, ils sont venus à Chicago et on a enregistré et mixé le disque en une vingtaine de jours.
Quelles différences fais-tu entre Purple Mountains et Silver Jews ?
Avec Purple Mountains, j’ai essayé d’écrire des standards. Je ne sais pas si vous avez cette expression en français, “standards” ? Ces chansons qui appartiennent à la culture populaire, qui peuvent parler à chacun d’entre nous et que n’importe qui peut chanter… Je voulais écrire ce type de morceaux. Les chansons des Silver Jews étaient remplies de conneries. Celles de Purple Mountains sont plus honnêtes.
C’est pour cette raison que tu te livres autant sur cet album ?
Complètement. Il fallait que j’utilise ma propre situation, mes expériences de vie récentes pour que chacun puisse s’approprier ces morceaux. Beaucoup de gens peuvent s’y retrouver. Je voulais que ces morceaux soient universels.
L’album est sans doute le plus personnel que tu n’aies jamais fait. On aurait donc pu s’attendre à ce que tu fasses référence à ton père, le lobbyiste républicain Richard Berman, sur certains titres mais tu as choisi de l’écarter totalement.
Margaritas In The Mall évoque tout ce monde que mon père a aidé à créer, un monde de consommation, tourné vers le confort du consommateur. Il a beaucoup contribué au déchaînement de l’économie de services, à promu toutes ces entreprises de nourriture, d’alcool et de cigarettes… J’ai donc décidé de ne pas écrire sur lui, de l’exclure du disque. Même si l’on s’échange des mails à de rares occasions, il vit en dehors de mon monde. Malheureusement, je suis à l’intérieur du sien. Nous sommes tous à l’intérieur du sien.
Les paroles de Purple Mountains sont assez tristes et désolantes. Pourtant, tu arrives à faire en sorte que la musique soit tout sauf déprimante.
C’est justement ce que j’aime avec ces morceaux. Il fallait que je sois le plus honnête possible. Les paroles peuvent donc être très déprimantes mais la musique reflète une certaine résilience. Ce n’est pas du Joy Division ou quelque chose comme ça (rires). Je ne voulais pas que la musique soit juste de la misère. Je ne voulais pas apporter de la misère dans la vie des gens. J’ai beau chanter All My Happiness Is Gone, la musique ne suit pas, elle prend le contre-pied pour aller de l’avant.
Sur le morceau ouverture That’s Just the Way That I Feel, tu lâches sans filtre “je suis la même épave que j’ai toujours été”. Après ces années d’absence, tu estimes que rien n’a changé ?
Exact, tout est vrai. De manière générale, les artistes de mon âge reviennent avec un album sur lequel ils racontent leur évolution, leurs nouvelles expériences de vie. Certains ont trouvé l’amour, fondé une famille, d’autres ont trouvé la foi, se tournent vers la religion ou autre. Ils grandissent. Pour moi, rien n’a changé. Je suis toujours la même épave. Je ne suis pas différent. Mes morceaux, eux, le sont.
Propos recueillis par Valentin Gény
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