Retour sur l’œuvre riche, complexe et véritablement révolutionnaire du philosophe, décédé le 6 août dernier.
La mort de Bernard Stiegler plonge ceux qui le connaissaient, admiraient son œuvre, ses lecteurs et lectrices, de plus en plus nombreux, dans un état de stupéfaction. Pourquoi ce philosophe prolifique, cet homme volubile, enthousiaste, curieux de tout et des autres, s’est-il donné la mort, alors qu’il multipliait les projets, interventions, collaborations ? La réponse ne saurait se réduire à ses affinités avec la collapsologie, une forme de pessimisme assumé, ou plutôt de réalisme revendiqué, face à l’avenir de la planète.
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On cite toujours des éléments biographiques au sujet de Bernard Stiegler, une vie certes atypique pour un philosophe, de sa déscolarisation dès la seconde à ses jobs bien peu intellectuels (manœuvre, ouvrier agricole) en passant par ce braquage de banque afin de financer le bistrot qu’il avait monté, qui l’enverra en prison. Stiegler a surtout construit une œuvre riche, complexe, profonde ; une pensée véritablement révolutionnaire, dont voici quelques concepts clés :
1- Le pharmakon
Son doctorat de philosophie, soutenu à plus de quarante ans, sous la direction de Jacques Derrida, jette les bases de sa pensée. Celle-ci s’articule autour du concept de pharmakon, qui désigne en grec la technique, remis à l’ordre par Derrida. A la fois poison, remède et bouc émissaire, le pharmakon dépend, chez les Grecs, de l’usage qui en est fait. Remettant ainsi la technè au cœur de la philosophie, Stiegler devient le grand penseur des nouvelles technologies. Du web aux médias audiovisuels et jusqu’aux industries musicales (il dirigea, durant quelques années, l’IRCAM), il sait percevoir, dès leur apparition, leurs potentiels autant que leurs méfaits. La « puissance curative autant que destructrice de la technique, permet de prendre soin et (…) dont il faut prendre soin, au sens où il faut y faire attention » (L’emploi est mort, vive le travail ! Mille et une nuits, 2015).
Il avait d’ailleurs créé Ars Industrialis, « association internationale pour une politique industrielle des technologies de l’esprit ». Ce laboratoire d’idées, qui héberge une école de philosophie en ligne, élabora et réalisa de nombreux projets, comme la transformation Seine Saint-Denis en « territoire apprenant contributif », grâce à l’autonomisation des habitants et au partage des savoirs, via le numérique.
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2- Transindividuation
Dérivé du terme « transindividuel » de Gilbert Simondon, la transindividuation est la « transformation des je par le nous et du nous par le je ». Elle permet de dépasser l’individu Un et Indivisible, mais ne saurait se réduire à un vague appel au « collectif ». Stiegler conçoit en fait la « transformation du milieu techno-symbolique à l’intérieur duquel seulement les je peuvent se rencontrer comme un nous ». Pour se faire, il met en place des « techniques et technologies de transindividuations » appelées pharmaka. Il s’agit in fine de sortir du capitalisme, matériel comme cognitif.
En prônant une « économie libidinale » dans laquelle la faculté de désirer (éros) investit d’autres objets que ceux produits par la société consumériste. Celle-ci est aussi « économie contributive », sur le modèle des nouvelles formes de partage et du commun (ZAD, etc.) autant que sur le modèle des intermittents du spectacle, qu’il conçoit comme une solution pertinente à la notion périmée de l’emploi salarié.
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3- Panser
Plus récemment enfin, le philosophe avait co-fondé, avec Jean-Marie Le Clézio, les « Amis de la Génération Greta Thunberg », plateforme de savoirs « visant à travailler ensemble – chercheurs et jeunes générations en lutte pour le climat – dans la recherche d’alternative face à la tragédie de l’Anthropocène ». Il appliquait ainsi à la réalité, selon son habitude, les réflexions des deux tomes de son passionnant Qu’appelle-t-on panser ? « À présent, écrit-il, que l’épreuve de la post-vérité, le désespoir que cela suscite et tout ce qui constitue l’immense régression en cours accablent tout un chacun, il apparaît que la pensée sous toutes ses formes est absolument démunie. Il n’est cependant jamais trop tard pour panser. Et si la pensée est démunie, c’est parce qu’elle a cessé de se penser comme soin : comme panser ».
A partir du terme catastrophè, qui signifie en grec ancien dénouement, ce panser permet de « préparer une alternative », et de cultiver à partir de notre situation apparemment désespérée « la faculté de rêver le plus improbable tel qu’il est aussi le plus rationnel, c’est-à-dire le plus réalisable ». A plus de soixante ans, le philosophe, ardent défenseur des nouvelles générations, n’avait pas hésité à intituler son second tome La leçon de Greta Thunberg. Une jeune fille qui, comme Antigone, enseigne comme personne avant elle à des adultes devenus irresponsables.
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