Le cinéaste a toujours refusé d’expliquer son œuvre. Allait-il enfin se dévoiler en livre ? Coécrit avec une journaliste, “L’Espace du rêve” livre deux versions des moments marquants de sa vie : celle de ses proches et la sienne. Fascinant.
Peu d’œuvres aujourd’hui suscitent un désir d’explication comme celle de David Lynch. Twin Peaks et Mulholland Drive ont généré des flambées interprétatives à l’ampleur sans égale. Quel secret définitif articule dans l’ombre les complexes rouages de ces cauchemars ironiques ? La piste biographique a jusque-là été assez peu inspectée, les exégètes lynchiens ayant généralement recours à des outils plus ésotériques.
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L’Espace du rêve, ouvrage cosigné par David Lynch et la journaliste spécialiste de son travail Kristine McKenna, brille donc d’une promesse : dévoiler dans les replis de la vie du cinéaste un trauma séminal qui permettrait de comprendre ce qui charge ses images d’une telle densité psychique.
“Il est impossible de raconter la vie d’une personne. Le mieux que l’on puisse espérer, c’est de capturer le ‘Rosebud’ – le mystère – de chacun”, note Lynch dans le dernier chapitre, faisant référence au Rosebud de Citizen Kane, ce mot-énigme proféré dans un ultime souffle par le personnage éponyme et que tout son entourage va essayer de déchiffrer post mortem.
Un procédé schizo à la séduction étrange
C’est justement une architecture presque aussi polyphonique et complexe que le film d’Orson Welles qu’ont choisie les deux auteurs de L’Espace du rêve. Le livre mélange de façon très originale la biographie classique et un genre nouveau d’autobiographie.
En effet, chaque palier de la vie de Lynch donne lieu à deux chapitres successifs recouvrant les mêmes péripéties : d’abord un chapitre rédigé par Kristine McKenna, selon les modalités classiques de l’enquête, tressant des témoignages très fournis (membres de la famille Lynch, camarades de classe, anciens collaborateurs…) ; puis un chapitre écrit par Lynch après que McKenna lui a remis le chapitre correspondant, qui vient commenter, compléter, amender parfois le travail de sa biographe.
Le procédé, un peu schizo, produit une séduction étrange. Toutes les péripéties d’une vie y sont jouées deux fois. On se plonge dans une cinquantaine de pages très documentées sur l’enfance du petit David et, à peine en voit-on le bout qu’on s’y immerge une seconde fois mais à la première personne. Une vraie fascination opère dans la répétition de ces faits décrits d’abord avec une extériorité savante mais froide, puis réinvestis par la parole de celui qui les a vécus.
Ses rencontres avec Roberto Rossellini et Elizabeth Taylor
Si les chapitres de McKenna sont une mine d’informations, les chapitres de Lynch sont bien sûr les plus touchants, et les plus drôles. Ils sont émaillés d’instants fugitifs qui échappent à la consignation des faits qu’enregistrent les biographes, mais qui peuplent et hantent la mémoire de ceux qui les ont vécus : apercevoir, très ému, Rossellini dans les locaux de l’AFI, son école de cinéma (quinze ans avant qu’il ne sorte avec sa fille).
Des disputes à répétition sur le tournage d’Elephant Man avec Anthony Hopkins, qui ne le jugeait pas assez compétent pour diriger le film mais à qui le cinéaste pardonne de façon à la fois souveraine et un peu candide la méchanceté (“Quand vous avez cette noirceur en vous, elle doit sortir d’une façon ou d’une autre. Anthony était simplement en colère contre la vie”) ; ou encore une rencontre fugace mais électrique lors d’une cérémonie des oscars avec Elizabeth Taylor (“elle m’a chuchoté : ‘J’ai adoré Blue Velvet’.(…) Elle m’a fait signe d’approcher, je me suis penché vers elle et j’ai plongé dans ses yeux violets, avant de poser mes lèvres sur les siennes. Des lèvres incroyablement douces. Une expérience magique”).
Lors d’un conflit avec ABC au sujet de Twin Peaks, Lynch déplore que la chaîne veuille l’obliger à révéler qui a tué Laura Palmer. Il est convaincu que l’attrait mystérieux de la série s’évaporera avec l’explicitation de l’énigme. On ne s’étonnera donc pas qu’aucune révélation déflorée ici ne fasse office de véritable Rosebud.
Difficile de démêler où a pu se sédimenter son effroi insensé
La clé de l’imaginaire lynchien est ailleurs que dans les replis de cette plaisante promenade biographique. Un des plus grands mystères est justement que la vie de Lynch, telle qu’il la décrite ici, ne comporte qu’assez peu de grands malheurs : une enfance heureuse, des parents aimés qui l’ont soutenu moralement et financièrement dans ses jeunes années de galère, une vie sentimentale variée et assez peu contrariée. Difficile de démêler où a pu se sédimenter l’effroi insensé qui souffle dans la plupart de ses œuvres.
Un fil court néanmoins au fil des épisodes biographiques : l’invraisemblable cruauté de Lynch envers les animaux. Enfant, il jouait à tuer des écureuils dans la forêt armé d’une carabine. Il arracha et conserva les piquants d’un porc-épic que son père avait écrasé en voiture.
Etudiant aux beaux-arts, il faisait des expériences sur des oiseaux, poissons, poulets qu’il ébouillantait pour leur décoller la peau et décomposer leurs squelettes. Il les nommait ensuite “birdkit” ou “fishkit”. Ces touches de taxidermie déviante inoculent un peu de noirceur dans un récit de vie plutôt radieux.
Et ce n’est que dans les derniers mouvements du livre que l’obsession de la mort, sa hantise, prend le dessus, s’impose peut-être comme l’arête dorsale de sa perception du monde : “J’imagine que Twin Peaks m’a rendu célèbre, mais tout est relatif. Qui est vraiment célèbre ? Elvis ? (…) Si Mel Brooks marchait dans la rue aujourd’hui, les jeunes ne sauraient pas qui il est. C’est désespérant. Tous ceux qui savent ce que le cinéma lui doit sont morts aujourd’hui. Avec le temps, plus personne ne se rappelle ce que vous avez accompli.” J
L’Espace du rêve (JC Lattès) traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Carole Delporte et Johan Frederik Hel Guedj. 600 p., 25,90 €
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