Dans le passionnant et essentiel « Dialectique de la pop », la philosophe et musicienne (de La Féline) Agnès Gayraud questionne ce terme si vague, si obscur, si fourre-tout de « pop ». Serait-on face à la nouvelle Bible de la pop ?
Comment faut-il entendre le terme de « pop » à ton sens ?
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Agnès Gayraud : En un sens très large, celui que les Anglo-Saxons appellent « popular music », c’est-à-dire cette musique populaire enregistrée qui a émergé au XXe siècle, faite de tout un tas de genres, du blues au hip-hop, du funk au metal en passant par la chanson moderne. La pop telle que je l’aborde donc, ce n’est pas juste la pop au sens du « genre » pop, ce style particulier de la musique populaire où le chant est spécialement mélodieux, où le morceau comporte un refrain bien identifiable, un pont, cette pop années 60 dont les Everly Brothers ou les Beatles ont donné des modèles assez absolus. La musique populaire dont j’essaie de comprendre l’esthétique, en tant qu’art musical distinct, est un phénomène plus large. Ce n’est pas non plus uniquement le mainstream, le premier rang des charts, je parle aussi d’une pop confidentielle, d’une pop qui ne vend pas. L’idée donc, c’était de distinguer la « forme pop », c’est-à-dire la spécificité de la musique populaire enregistrée par rapport à d’autres formes d’arts musicaux (ceux qui reposent sur un répertoire écrit, ceux qui s’accomplissent plutôt dans l’improvisation, ceux qui sont vécus comme des folklores, liés à un temps, un lieu, une communauté).
Quand je m’interroge sur la façon dont fonctionne, et a fonctionné la pop, comme art des musiques populaires enregistrées, c’est comme si je voulais réfléchir à ce qu’est la photographie. Il n’y aucun rapport entre Robert Doisneau et Nan Goldin, soit. Mais dans les deux cas, leur art, c’est de la photo. Quand je parle de forme, j’en suis à ce degré d’ouverture. On peut lever un sourcil et se dire que c’est beaucoup trop large, sauf que ce que nous rangeons dans la musique populaire enregistrée l’est effectivement, large. Au XXe siècle, il y a eu des textes philosophiques pour penser l’art cinématographique, la photographie, mais on ne s’est jamais autorisé à se questionner sur l’art musical pop qui nous préoccupe pourtant esthétiquement depuis bien longtemps. Donc de ce point de vue, entre les Riot grrrls et Tina Turner par exemple, il y a des choses communes à penser : le rôle de l’incarnation, des corps — à travers leur voix mais aussi leur jeu, leur performance intégrale —, l’accent sur les spécificités soniques, chez la Tina Turner de River Deep, Mountain High enregistrée par Phil Spector ou chez les Raincoats de The Void, les hits de l’une, la résistance au mainstream des autres. Ce ne sont pas des points communs stylistiques mais des positions totalement différentes au sein d’un même art.
https://www.youtube.com/watch?v=ojWzc4K4Cvk
C’est là que tu insistes sur son rapport déterminant à l’enregistrement.
Oui. Car la première détermination de cette façon de faire de la musique qu’a introduit à mon sens la « popular music » dès le début du XXe siècle, c’est la place accordée à la technique de l’enregistrement, pas seulement comme véhicule de la musique, d’œuvres musicales lui préexistant (il existe d’innombrables enregistrements de « musique savante », c’est-à-dire d’interprétations de partitions où la musique a été d’abord notée, c’est-à-dire, rationalisée, dans un langage déterminé, celui de la portée, des clés, des hauteurs de notes prédéfinies), mais comme condition de production. Pour les œuvres pop, l’enregistrement n’est pas que ce véhicule, contingent, il est leur condition de production, de réalisation, et donc d’existence. Même s’il y a des reprises, des versions différentes, les œuvres pop sont des œuvres enregistrées, dans lesquelles ce que nous admirons (ou détestons) ce ne sont pas seulement les accords isolés, la composition en tant que telle, mais ce grain de voix, cet arrangement, ce mixage, voire ces parasites audibles sur la bande.
Mais quelle est la place du live alors dans cette pop?
Elle est essentielle culturellement, mais je ne crois pas que le live soit vraiment constitutif de la définition artistique de la pop. Les œuvres pop, ce sont les enregistrements. Il y a de la pop sans live. En live, on fait autre chose, on incarne des chansons, en reproduisant plus ou moins les sonorités d’un album. La présence corporelle joue, la sincérité, les interventions entre les interprétations, tout cela nous amène aux dimensions qui sont celles de la performance qui dépassent la seule question de l’art musical — même si les enregistrements captent déjà des performances justement. Mais des musiciens qui jouent devant un public, devant leur communauté, ça existe depuis bien avant la pop. Ce que fait la pop au live, c’est le pousser dans ses retranchements. Elle oblige les musiciens — plus dans certains genres que d’autres — à faire comme si les gens allaient assister à l’exécution d’un album, en chair et en os, avec ce frisson d’une incarnation vraiment là, toute proche, mais médiée par la puissance des outils phonographiques. Ce qui fait qu’on surajoute indéfiniment des parties déjà samplées, des bandes, jusqu’à ce qu’on appelle aujourd’hui le PBO, « playback orchestré », qui sonnent déjà comme des enregistrements.
Lorsque Fever Ray a présenté récemment un live sans exécutants, où seuls des danseurs assuraient le spectacle, elle a mis en évidence cette tension. Ça n’empêche pas les live de pop d’avoir une vraie valeur esthétique, ni les artistes de pouvoir justement lutter contre cette contrainte de « reproduire un album sur scène » : quand je vois Eels en concert, ses morceaux ne sont jamais les mêmes, il les transforme, il les déforme, et des artistes peuvent prendre le parti de refuser l’amplification pour renouer avec la pure performance de la musique populaire vivante.
https://www.youtube.com/watch?v=73xwRXNGvOA
Si on revient à la question de l’enregistrement, la lo-fi, qui joue sur la (mauvaise) qualité de l’enregistrement, c’est aussi de la pop?
Bien sûr ! Dire que l’enregistrement a une importance fondamentale en tant que médium de production ne veut pas dire qu’on aurait affaire à une forme obsédée par la haute fidélité, bien au contraire. Quand je parle de l’importance esthétique de l’enregistrement, j’assume justement que la pop mise y compris sur l’enregistrement comme médium de captation peu fidèle, avec ses distorsions possibles, ses parasites. C’est une chose très frappante d’ailleurs, quand les folkloristes américains comme John et Alan Lomax ont commencé à aller enregistrer des hillbillies au fin fond des Appalaches dans les années trente, ou des repris de justice dans des prisons, ils ont constitué un répertoire enregistré dont les « défauts » dans la qualité de restitution sont en partie ce qui nous fascine à l’écoute. Pour les premiers amateurs et collectionneurs qui vont fétichiser ces disques, ce ne sont plus des archives un peu altérées de ce qu’on chante dans les campagnes, mais des objets artistiques à part entière, chargés de l’aura qu’a justement le son altéré, ce son inimitable de la voix et de la guitare de Lead Belly gravé sur le microsillon.
À l’inverse, la hi-fi plus froide et le numérique ont crée une sorte de crise esthétique dans les années 90-2000 : la lo-fi est une réaction typiquement pop à ça, une revendication de ce son « altéré » que la pop a toujours exploré dans d’innombrables genres, du rock au noise, de la techno au hip-hop. Ce qui compte ici, ce n’est jamais tant la restitution d’une musique qui existerait à part, comme chez Glenn Gould qui utilisait l’enregistrement en ce sens, dans l’idée de restituer parfaitement une exécution, mais son façonnage, voire sa déformation sur la bande ou dans les logiciels aujourd’hui infiniment riches en effets, c’est-à-dire en techniques d’altération du signal initial.
On entend souvent « peuple » dans le mot « populaire », qu’en penses-tu ?
Bien sûr que populaire renvoie à l’idée d’un peuple : les Romantiques allemands du XIXe siècle, qui ont ouvert la voie pour les premières grandes collectes de contes populaires, y entendaient bien cette figure sociale plus ou moins pauvre, plus ou moins pré-industrielle, et par là même supposée très authentique. Au XXe siècle, pour parler d’arts populaires, on s’est mis à parler d’art de masse, parce qu’on sentait bien que ce peuple là était devenu une image d’Epinal bonne pour les idéologies soviétiques ou fascistes. Mais alors que faire ? À propos de la musique, c’est compliqué. En France, on a carrément éliminé ce terme, on s’est mis à parler de « musiques actuelles » ou plutôt que de musiques populaires. Mais je crois qu’il faut au contraire le conserver, en le prenant par le bon bout, qui est un bout esthétique plutôt que sociologique (il y a des groupes et même des genres pop qui viennent de la rue, faits par des gamins fils de prolos, bien évidemment, mais il y aussi des tas de petits bourgeois sortis d’Ecole d’art, des gens aussi plus cultivés qu’ils ne le prétendent et ce, depuis très longtemps, et les plus humbles ne sont pas forcément ceux qui font les musiques les plus simples), bref, sociologiquement, ça ne marche pas très bien. En revanche, si on aborde le populaire non plus comme une classe sociale mais comme une catégorie esthétique, tout s’éclaire autrement.
Dans populaire, il faut aussi entendre la popularité comme un idéal esthétique, l’idéal d’une musique qui réconcilierait justement les êtres humains, par son immédiateté même, par le fait qu’elle peut ravir n’importe qui. Il y a une scène dans La Flûte Enchantée de Mozart où tous, y compris « les bêtes de la forêt » se rassemblent autour de Tamino jouant une mélodie enchanteresse. Ils ne sont pas abusés, ils sont rassemblés dans cette instantanéité enchanteresse. La musique y dévoile sa puissance à se faire comprendre même par ceux qui n’y sont pas initiés. Il y a une lettre de Mozart à son père sur ce qu’il appelle « la juste mesure » en musique. La « juste mesure », c’est l’équilibre d’une musique telle que béotiens et experts. À maints égards, notre désir de hits en tant que musiciens de pop est mu par cet idéal là. Une musique qui serait profonde sans cesser d’être totalement accessible. C’est ce que j’appelle l’ »utopie de la popularité », quand une œuvre de valeur, artistiquement, est plébiscitée. Il y a des tas d’exemples dans l’histoire de la pop même si ils peuvent varier en fonction des goûts, mais les chansons les plus célèbres d’Elvis ou des Beatles ont pour nous cette magie là.
Le « hit absolu » en pop c’est ça, c’est notre façon de dire qu’il y a une réussite esthétique totale car c’est à la fois une œuvre qui nous semble hyper accomplie sur le plan artistique et en même temps, évidente, irrésistible, telle que tout le monde y succombe. Cette utopie, à mon sens, est comme un astre qui exerce sa force d’attraction sur la musique « populaire » enregistrée. Ce qui n’empêche pas qu’on puisse s’y rapporter parfois avec méfiance, voire colère, voire totale désillusion, face à des hits qui ne le sont que parce que les canaux de l’industrie les matraquent, et qu’on oublie d’ailleurs aussi vite à quelques années près. Dans ce cas-là, l’utopie, se renverse en dystopie : celle d’une industrie très puissante qui nous propose en guise d’œuvres réconciliatrices des œuvres qui s’imposent à nous de façon autoritaire. Et c’est là que s’enclenche ce que j’appelle « dialectique de la pop », que se joue une espèce de lutte intestine entre cet élan presque enfantin qu’on peut avoir envers le hit comme idéal esthétique et cette méfiance que suscite l’histoire de la pop telle qu’on la connait avec des choses imposées et des chefs d’œuvres oubliés.
On résume souvent la pop à un travail d’artisan, une activité un peu sale car industrielle plus que créative.
Quand on veut parler plus particulièrement du mainstream pop, c’est vrai qu’on ne peut pas échapper à cette question de la « fabrique » des tubes, de leur production à la chaîne pour la rentabilité d’une industrie qui prend l’idéal de popularité en un sens moins idéaliste que ce que j’ai décrit plus haut. Mais cette fabrique, elle est là depuis très longtemps. Au début du XXe siècle, il y avait la Tin Pan Alley, la maison d’édition new-yorkaise qui faisait plancher des centaines d’auteurs et compositeurs sur des chansons susceptibles de plaire à la petite bourgeoisie urbaine en pleine expansion, et ce, jusqu’au milieu des années trente. C’était déjà un système de standardisation, une logique d’usine.
Dans les années 60, c’est le Brill Building qui incarne ça. L’auteure et compositrice Carole King a commencé comme ça, en écrivant des chansons à la chaîne dans un box. Elle devait faire sa chanson en 5 heures pendant que quatre autres types planchaient aussi, le tout dans l’objectif de faire un hit, facilement assimilable par le public. Le fonctionnement du duo Stargate que décrit John Seabrook dans son livre Hits! est une version contemporaine de cette rationalisation de la production. De fait, on ne peut pas tout à fait empêcher cette part d’expertise avec les tubes, cette part qui relève presque de la psycho-acoustique et ne fait pas vraiment honneur à la musique. Car cela restreint bien sûr le champ des possibles : on va s’imposer des tempos particulier, valoriser certaines zones fréquentielles, s’interdire certains silences, certaines respirations, voire une certaine dynamique. Mais l’inventivité se place ailleurs, ces derniers temps, énormément du côté des interprètes, de leur manière inattendue de vocaliser, de scander, de timbrer leur voix. Et même dans ces contraintes, les audaces sont possibles. En vérité d’ailleurs, il n’y aucune audace possible sans des contraintes. Donc oui, parfois, cette pop mainstream même archi-rationalisée produit tout à coup une magie imprévisible. Parce qu’elle sait au fond que les vrais hits restent toujours en partie imprévisibles. Et puis, à la marge de ce mainstream qui n’est qu’une partie émergée de l’iceberg, des tas d’autres œuvres pop refusent d’être prises dans ces exigences industrielles, font sauter les contraintes, revendiquent d’autres régimes d’écoute.
De l’autre côté du spectre, il y a une hyper-intellectualisation de la pop. On assiste maintenant à des cours de décryptage de Beyoncé dans les facs américaines… Comment tu comprends ça?
Depuis les rock-critics, cette intellectualisation est présente dans notre expérience de la pop et de la pop culture en général. Dans le monde anglo-saxon, l’émergence des cultural studies qui mêlent histoire, approches littéraires, critique sociale, a créé un vrai champ d’études, avec des pionniers comme Simon Frith ou Dick Hebdige. Ce sont des gens, grandis dans les années soixante, qui sont entrés à l’université, mais qui connaissaient ces musiques, qui avait vécu leurs formes de vie, qui ont pu les raconter et les penser de manière articulée. En France aussi, il y a depuis longtemps des travaux d’envergure en sociologie sur le sujet. Ce qui change, c’est peut-être la conscience de plus en plus explicite qu’ont certaines stars de cette intellectualisation. Beyoncé semble consciente de donner du grain à moudre à des gens en études post-coloniales, elle se positionne sur un plan éthique et social de manière assez explicite. Au-delà même d’une forme de militantisme, c’est devenu un atout de séduction et de crédibilité pour être une star vraiment totale. Mais je crois qu’il faut un peu de vigilance avec ces approches, même si elles sont totalement pertinentes sur le plan de l’histoire culturelle, et de la culture en général. Dans le livre, je prends ça en compte, mais j’essaie systématiquement de me rappeler qu’on parle d’un art musical et pas seulement d’un phénomène de société, de femmes afro-américaines, de gays, de gamins friqués ou pas, mais aussi d’artistes, d’individualités, de génies, d’un instant ou plus, qui, à un moment donné, fixent sur la bande quelque chose de singulier et qui fait date ou pas.
Le fait d’être une femme, d’être noir, d’être homosexuel… tout ça compte dans l’esthétique de cet art musical, plus que dans tout autre d’ailleurs. Mais je soutiens l’idée qu’il y aussi autre chose qu’une pure dimension culturelle qui se joue. La pop est profondément démocratique mais elle n’est pas qu’un forum démocratique. Elle a ses génies et ses suiveurs, ses marginaux fascinants et ses seconds couteaux. Le problème de l’approche purement culturelle, c’est qu’elle met tout le monde à plat, dans une égalité abstraite, très éloignée des combats esthétiques — et éthiques à la fois — qui se jouent en fait à travers tout cela. En ce sens aussi, je ne vois pas du tout ma réflexion comme une entreprise de légitimation. Comme phénomène social, la pop est déjà totalement légitimée, elle est entrée dans le discours, dans les institutions. Mais c’est là le problème, la légitimation, c’est le moment où on cesse d’interroger le sens d’une chose, où elle est là, figée dans son bien fondé culturel. J’essaie justement de ne pas m’en tenir à cette surface, de risquer de poser la question qu’on n’ose justement pas trop se poser : la question de l’art dans tout ça, quitte à me casser les dents. Je commence en positionnant sur un ring, en face des arguments bien massus d’Adorno.
Adorno est le premier philosophe à s’être intéressé à la pop?
Je crois qu’on peut le dire oui, en tous cas le premier à s’être intéressé à la musique populaire légère moderne, radiodiffusée. Il y a un excellent volume intitulé Current of Music où il la décrypte avec une acuité sans appel, dans les années 1940-41. On a tendance à voir Deleuze comme un auteur pop, mais, dans le détail, outre ses lignes bien connues sur la ritournelle, il ne dit pas un mot sur la musique populaire… Ce sont des gens comme Bloch, Benjamin, Krakauer, qui se sont penchés sur ces choses de la modernité, bref, des marxistes critiques qui s’intéressaient aux « arts de masse » dans l’entre-deux guerres, mais aussi à ce qu’ils appelaient les « déchets de la modernité », avec ce souci philosophique de se pencher sur ce qui semblait ne pas avoir d’importance, la photographie chez Benjamin, le roman policier et le cinéma chez Krakauer. Mais ils avaient le nez creux justement, car avec quelques décennies de recul, c’était bel et bien ce qui deviendrait le plus important !
Agnès Gayraud, Dialectique de la pop (éd. de la Découverte)
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