Reprise en salles et en version restaurée et parution en Blu-ray de l’un des plus grands films de Jacques Rivette et l’un des plus beaux rôles d’Anna Karina, adaptation splendide et fidèle du roman de Diderot. Le film avait mis presque deux ans à sortir en salles suite aux pressions de l’église catholique qui craignait un brûlot anticlérical. Récit d’un combat qui oppose la France de De Gaulle et Malraux à celle de la Nouvelle Vague, Rivette, Truffaut et Godard.
Tout le monde a entendu parler du mouvement de révolte qui a animé les cinéastes français puis du monde entier début 1968, quand le ministre de la culture du général de Gaulle, André Malraux, lâche le directeur de la Cinémathèque Française, Henri Langlois, et laisse d’obscurs fonctionnaires le virer de l’institution qu’il avait lui-même fondée sous prétexte qu’il la gérait de manière un peu folklorique. C’était mal juger de l’aura de Langlois dans le monde entier. A l’instigation de François Truffaut, notamment, des cinéastes du nom de Fritz Lang, Luis Bunuel, Orson Welles, ou Charlie Chaplin (oui, Chaplin !) menaçaient de retirer les copies de leurs films du fond de la cinémathèque si Langlois n’était pas réintégré. Sous la pression, le ministère céda et « le dragon qui veille sur nos trésors (comme Cocteau avait baptisé Langlois) fut réintégré dans ses fonctions. L' »affaire Langlois » préfigurait mai 68 qui éclata quelques semaines plus tard. Mais elle succédait aussi à « l’affaire de La Religieuse » survenue trois ans plus tôt. La voici.
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Georges de Beauregard est l’un des producteurs historiques de la Nouvelle Vague. C’est lui a produit notamment A bout de souffle de Godard (1960), les premiers Demy, les premiers Varda, etc. Au début des années 60, il propose à Jacques Rivette, ancien rédacteur aux Cahiers du Cinéma, d’adapter le roman de Denis Diderot, La Religieuse. Rivette et Jean Gruault se mettent au travail.
Rivette n’a réalisé à ce jour qu’un seul long-métrage, Paris nous appartient, tourné péniblement sur trois ans par manque de moyens. Le film a été un échec à sa sortie. Pour Rivette, La Religieuse représente forcément un enjeu important.
Gruault, lui, faisait partie de la bande des cinéphiles de la cinémathèque des années 50 qui a annoncé la naissance du noyau dur des tenants de la politique des auteurs, et il devient très rapidement l’un des scénaristes (avec Paul Gégauff, pour Chabrol et Rohmer) de la Nouvelle Vague, surtout pour les adaptations de livres (Jules et Jim de Truffaut, par exemple). Il a déjà travaillé avec Godard sur Les Carabiniers (d’après une pièce de de Beniamino Joppolo), et surtout le grand cinéaste italien Roberto Rossellini, sur Vanina Vanini d’après Stendhal, puis bientôt il collaborera avec lui au scénario du génial téléfilm La prise du pouvoir par Louis XIV. Avant de venir l’un des scénaristes attitrés de Truffaut et de Resnais dans les années 70.
Mais voilà : nous sommes dans les années 60 et le roman de Diderot apparaît toujours comme sulfureux. Son adaptation, avant même que le film n’existe, pose manifestement un problème à des religieuses et des associations de parents d’élèves de l’enseignement privé, qui s’y opposent. Qu’est-ce que La Religieuse, pourtant ?
C’est une dénonciation d’une réalité sociale connue de tous : en 1760, sous l’Ancien Régime, quand il commence à rédiger son livre, donc sous Louis XV, on force beaucoup de femmes (même issues de la noblesse, quand elles sont désargentées) à entrer en religion et à vivre cloîtrées toute leur vie dans un couvent, alors qu’elles n’en ont aucunement la vocation (rappelons simplement que déjà, un siècle plutôt, dans certaines pièces de Molière, les pères menacent d’envoyer leurs filles au couvent si elles s’opposent à leur volonté…). Ce n’est pas la seule injustice : la hiérarchie au sein des couvents s’établit selon la richesse et le rang des nonnes. Le couvents sont le reflet carcéral féminin de la société extérieure. D’autre part, l’enfermement ne protègent pas les femmes de la haine ou du désir des hommes et des autres femmes. Suzanne Simonin, le personnage principal du roman, est inspirée de personnages réels. Alors oui, quand le livre paraît à son époque, La Religieuse fait scandale. Mais Diderot n’est pas Sade, son contemporain. Il ne veut pas salir la vertu, mais bien au contraire louer l’honnêteté, l’esprit de liberté qui inspire à des femmes qui n’ont pas senti l’appel de Dieu le refus de se laisser faire, d’être humiliées, violées. La Religieuse, c’est l’histoire d’une adolescente qui s’oppose toute sa vie au destin que ses parents lui ont tracé et qui fera tout pour y échapper. Tout.
Mais deux siècles plus tard ? Hé bien, pour certains catholiques, La Religieuse est une oeuvre qui reste anticléricale. A une époque où pourtant plus aucun femme n’est envoyée au couvent contre son gré, a priori.
Le scénario est d’abord refusé par la commission de pré-censure, puis, après modification du scénario, proposée pour une interdiction aux moins de 18 ans. Interpelé par une association, le servile et sinistre ministre de l’Information (pour ne pas dire de la propagande), Alain Peyrefitte affirme qu’il fera tout pour que le film de nuise pas à l’image des religieuses. Jacques Rivette pense aussi que la femme du général de Gaulle, très catholique, a dû intervenir en sous-main contre le film.
Pourtant le film se fait. Mais des lieux historiques, comme certaines abbayes, refusent que le film y soit tourné.
En 1966, la commission de contrôle autorise la distribution du film aux plus de 18 ans. mais quelques jours plus tard, le secrétaire d’État à l’Information et le directeur de la sécurité nationale, Maurice Grimaud (qu’on considère aujourd’hui comme l’homme qui, devenu par la suite Préfet de police Paris, a évité, en mai 1968, que des étudiants soient tués…),interdisent purement et simplement la distribution et l’exportation du film… La censure gaulliste a fait son oeuvre.
C’est le moment où Jean-Luc Godard monte au créneau. Lui qui l’a pourtant admiré, publie une lettre ouverte virulente à André Malraux, ancien résistant, en s’adressant à lui comme au « ministre de la Kultur« . Dans ce texte (aussi co-signé par Truffaut, qui est à Londres pour tourner Fahrenheit 451), Godard écrit notamment : « Ce que j’avais pris chez vous pour du courage ou de l’intelligence lorsque vous avez sauvé ma Femme mariée de la hache de Peyrefitte, je comprends enfin ce que c’était, maintenant que vous acceptez d’un cœur léger l’interdiction d’une œuvre où vous aviez pourtant appris le sens exact de ces deux notions inséparables : la générosité et la résistance. Je comprends enfin que c’était tout simplement de la lâcheté… Si ce n’était prodigieusement sinistre, ce serait prodigieusement beau et émouvant de voir un ministre UNR en 1966 avoir peur d’un esprit encyclopédique de 1789… »
L’opposition à Malraux grandit, de grandes personnalités laïques ou se réclamant de la religion (comme François Mauriac, futur beau-grand-père de Godard…) s’insurgent contre cet acte de censure. Autre camouflet : le film est sélectionné pour le Festival de Cannes… Après de nombreux combats juridiques, le film est enfin autorisé à sortir le 26 juillet 1967 – même si la levée de la censure ne sera confirmée par le Conseil d’État qu’en 1975 !
Le film rencontre un grand succès public. A le revoir aujourd’hui, ce n’est que justice. Le film est superbe plastiquement (la restauration lui redonne son lustre), délicat, subtil, rigoureux dans sa mise en scène, notamment dans son usage des couleurs. On y trouve déjà certaines des obsessions de Rivette, notamment sur les femmes, leur enfermement, leur étouffement, que l’on retrouvera par la suite dans des films comme La Belle noiseuse, Jeanne d’Arc, Histoire de Marie et Julien ou Ne touchez pas la hache.
Et puis, le film rend magistralement justice à Anna Karina, qui démontre ici, dès 1965, qu’elle n’est pas que la muse ou l’égérie d’un génie du cinéma (Godard), mais une grande actrice, toute habitée par son personnage, telle Falconetti dans La Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer, que Godard justement lui faisait regarder en pleurant dans Vivre sa vie quelques années plus tôt.
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