Malgré certaines tentatives, passées un peu inaperçues, il n’y a jamais un Tour de France dédié aux femmes qui soit valorisé et médiatisé de la même manière que celui consacré aux hommes. Alors, qu’est-ce qui bloque ?
La 106e édition du Tour de France se termine dimanche 28 juillet. Pendant près d’un mois, des millions de téléspectateurs et téléspectatrices se sont enthousiasmés pour les exploits d’Egan Bernal, de Julian Alaphilippe et des autres. Mais… quid des sportives ? En 2019, comme les années précédentes, il n’existe toujours pas de version féminine de l’une des plus prestigieuses courses de vélo. Actuellement, les professionnelles peuvent uniquement disputer La course by le Tour. Une course concédée par la société ASO, qui organise le Tour de France, grâce à une pétition lancée par des coureuses en 2013. Dans le cadre de cette compétition, les femmes disputent uniquement l’étape du contre-la-montre. Et puis c’est tout. Une absence de considération à l’égard des cyclistes féminines qui ne manque pas de faire tiquer certains…
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C’est un « gâchis, honteux », s’indignait à propos de cette course le journaliste sportif Pierre Carrey le 18 juillet dernier, dans l’émission « Club Tour », sur France Info. « Le cyclisme féminin se développe de manière assez considérable ces dernières années et il est complètement incompréhensible que le plus grand organisateur de courses cyclistes au monde, qui est richissime, ne pense pas à accorder aux femmes une épreuve d’importance similaire et leur fasse l’aumône seulement d’une journée », poursuivait-il. Pour Mathieu Istil, cofondateur d’une association qui milite activement pour la création d’un Tour féminin, cette unique étape est un « ersatz de course » qui révèle un manque de volonté de la part de la société ASO de mettre en avant les cyclistes féminines.
Trop compliqué à organiser ?
Pourtant, beaucoup d’autres pays qui organisent des grands « Tours », jusqu’à peu réservés aux hommes, ont mis en œuvre des épreuves équivalentes et dédiées aux femmes. Le Giro Italien a sa version « Rosa » depuis déjà plusieurs années, la Grande-Bretagne et la Norvège organisent aussi des déclinaisons féminines de leur Tour masculin… Mais, en France, en 2019, la mise en place d’un Tour féminin n’est visiblement pas à l’étude.
Pour Christian Prudhomme, directeur d’ASO, interrogé le 30 juin sur Europe 1, il serait impossible d’instaurer un Tour féminin en même temps que la course masculine. « La grandeur du Tour fait que nous ne sommes pas capables d’organiser une autre course pendant le Tour. Que ce soit une course des moins de 6 ans, des plus de 80 ans, des droitiers ou des gauchers, ce n’est pas possible », a-t-il justifié, évoquant le blocage des routes qui devrait durer plus longtemps et la mobilisation déjà conséquente du nombre de pompiers et de gendarmes, qui ne pourrait, selon lui, être plus grande. Une course des moins de 6 ans ? Les femmes apprécieront la comparaison. « On n’est pas une sous-catégorie », réagit la cycliste Floriane Burgy, interviewée par Les Inrocks. Cette dernière plaide aussi pour un Tour au féminin. Parce que les femmes représentent tout simplement l’autre moitié de l’humanité. Alors comment expliquer qu’une part si importante de la population soit exclue du Tour de France ?
L’histoire non-mixte du Tour
Pour comprendre, il faut remonter à la création du Tour, en 1903. A cette époque, la course est pensée comme exclusivement masculine. Pourtant, au début du XXe siècle, les femmes se sont emparées du vélo comme moyen de transport depuis déjà plusieurs décennies. Véritable objet d’émancipation, le vélo leur permet de se déplacer en toute liberté sans être accompagnée d’un mari, d’un père, d’un frère, bref, d’un homme.
Une autonomie qui n’est pas du goût de tout le monde comme l’explique Claude Marthaler, auteur du livre A tire-d’elles, qui a travaillé sur la pratique féminine du vélo dans l’histoire et dans le monde. « A l’époque, la femme qui faisait du vélo était considérée comme un genre de troisième sexe par certains, dont des médecins. » Des médecins qui s’interrogent à l’époque sur la dangerosité de la pratique du vélo pour les femmes, indique l’auteur. Et inventent des maladies imaginaires. Par exemple, le docteur Demeny, qui affirmait tranquillement en 1903 : « Pour les femmes, le vélocipède sera toujours un appareil peu recommandable, une machine à stérilité. »
Selon Jean-François Mignot, sociologue et auteur du livre Histoire du Tour de France, une autre raison explique l’absence des femmes à la création de la compétition : « la course cycliste est pensée, début XXe siècle, comme une compétition titanesque entre des héros qui gagnent l’admiration des spectateurs par leurs exploits physiques. » Pour le chercheur, les mentalités de l’époque, qui présentaient la femme comme incapable de produire un exploit physique, ne permettaient pas d’imaginer qu’une course féminine puisse attirer des spectateurs car, en ce temps, « seuls des hommes peuvent être des héros ».
Les femmes en « lever de rideau »
Pourtant, une cinquantaine d’années plus tard, Jean Leulliot, journaliste sportif, entrevoit le potentiel que pourrait représenter une course féminine et décide, en 1955, de créer un Tour de France féminin en cinq étapes. Pas encore prêt à l’accepter, le monde du cyclisme moque la course qui ne connaîtra finalement qu’une seule édition. « Le bon sens a triomphé (…) Elles devront se contenter des épreuves existantes et du cyclotourisme, ce qui correspond beaucoup plus à leurs possibilités musculaires », se réjouissait le journal sportif l’Equipe, en 1957.
Il faudra ensuite attendre l’année 1984 pour que la Société du Tour (l’ancêtre d’ASO) décide, enfin, d’organiser une variante féminine. Dans cette version, les femmes cyclistes concourent sur l’ensemble des étapes. Elles pédalent tous les matins en « lever de rideau », c’est-à-dire avant les hommes. Elles réalisent, à quelques kilomètres près, le même parcours. Mais l’expérience sera de courte durée : en 1989, Jean-Marie Leblanc, le directeur du tour décide d’arrêter la course des femmes. « Je n’avais aucune raison sportive de prendre cette décision », se justifiait-il à l’époque, ne remettant pas en cause l’intérêt d’une course féminine. Mais, selon lui, l’organisation du Tour féminin était trop « contraignante sur le plan économique ».
« Maillot or » contre « maillot jaune »
L’idée d’un Tour au féminin trotte pourtant encore dans la tête de certains. En 1992, le journaliste Pierre Boué reprend la suite et parvient à organiser le « Tour Cycliste Féminin » chaque mois d’août jusqu’en 2009 malgré une faible médiatisation et les entraves que met ASO sur son chemin. La société à qui appartient le Tour masculin conteste à Pierre Boué le droit d’utiliser le terme « tour » – dont elle possède les droits – pour la course féminine. L’organisateur est donc contraint de changer le nom de la course, qui devient la « Grande Boucle féminine internationale » à partir de 1998. De même, les cyclistes arrivées en tête du classement remportaient le « maillot or » et pas le mythique « maillot jaune », associé au Tour de France.
Récemment, d’autres initiatives ont vu le jour pour pallier le manque de courses officielles dédiées. En 2006 naît la « Route de France féminine ». Planifiée par l’association Organisation Routes et Cycles, elle reste la seule grande course féminine par étapes après la fermeture de La Grande Boucle féminine internationale. Mais la course est sous médiatisée et est annulée deux années de suite : en 2017 et en 2018. Ses organisateurs « ont fini par s’épuiser », faute de financements et la course n’a jamais repris après ces deux annulations, décrit Mathieu Istil, lui-même cofondateur de l’un de ces parcours destinés à mettre en avant la pratique féminine du cyclisme.
Ce sportif est coach à Donnons des elles au vélo J-1, une association qu’il a créée avec la cycliste Claire Floret. Ce projet s’est donné pour but d’inciter à l’organisation d’un Tour médiatisé, disputé par des femmes en parallèle des épreuves masculines. Sans participer formellement à la compétition, une dizaine de cyclistes amatrices roulent tous les jours sur la route du Tour, la veille de l’étape, et parcourent 3 500 kilomètres en trois semaines.
Une vision « datée » du cyclisme féminin
Malgré cette démonstration d’appétit pour un Tour féminin, comment expliquer qu’ASO ne saute pas le pas ? Contactée par Les Inrocks, l’entreprise n’a pas souhaité répondre à nos questions. Pour Djedjiga Kachenoura, cofondatrice de Women Sports, un média consacré aux femmes et aux sports outdoor, le directeur d’ASO a une vision « simpliste » et « datée » du cyclisme féminin.« J’aimerais que, pour une fois, la France ne soit pas en retard sur l’égalité femmes/hommes », précise la sportive aux Inrocks. Un avis partagé par Mathieu Istil, pour qui le monde du cyclisme est encore empêtré dans un « conservatisme latent » et dans « des petits freins un peu partout » qu’il faut débloquer.
Le manque de médiatisation constitue notamment l’un des freins. Un fait sur lequel Christian Prudhomme ne manque pas de s’appuyer pour justifier l’absence des femmes dans la compétition. « On pourrait organiser une autre épreuve, mais on n’aurait pas la télé », déclarait-il sur Europe 1. Pourtant, les chaînes tendent à montrer un intérêt de plus en plus important pour le cyclisme féminin. Les cyclistes amatrices de Donnons des elles au vélo font valoir qu’elles sont, par exemple, régulièrement filmées par les antennes de France 3 dans les régions où elles passent et ont été suivies sur France Télévision, en 2017, à raison d’une minute par jour pendant le direct des hommes.
« Le public est là, il n’attend que ça »
Côté audiences, David Lappartient, président de l’UCI – l’Union cycliste internationale, une organisation qui développe le cyclisme en coopération avec les fédérations nationales – se veut d’ailleurs plutôt optimiste. Il remarquait le 16 juillet sur France Info, à propos du championnat de France de cyclisme sur route, qui s’est déroulé au mois de juin que « l’audience pour les femmes a été de 1,5 million de téléspectateurs et 1,8 million pour les hommes. Cela veut bien dire que le cyclisme féminin attire ». Très favorable à la mise en place d’une course féminine, David Lappartient, a d’ailleurs assuré « pousser » pour qu’une « épreuve de référence, télévisée à l’échelle mondiale » voie le jour afin d’offrir plus de visibilité au cyclisme féminin.
Une forte demande du public que confirment Floriane Burgy et Mathieu Istil, de Donnons des elles au vélo : « Le public est là, on le voit au bord des routes, il n’attend que ça ». La cycliste souligne d’ailleurs que les personnes, venues acclamer les hommes, qu’elle rencontre sur les routes sont tout à fait favorables à une course féminine.
« C’est juste une question de volonté »
En ce qui concerne les difficultés d’organisation matérielle mises en avant par le directeur d’ASO, les sportives et le coach interrogés par Les Inrocks ne les contestent pas mais assurent qu’elles sont dépassables avec « un peu d’imagination ». Ils soulignent l’existence d’autres sports qui parviennent à faire jouer hommes et femmes en même temps comme le tennis. « Si on veut faire rentrer les femmes il va falloir partager, c’est juste une question de volonté et d’organisation », insiste le cofondateur de Donnons des elles au vélo.
« Ce n’est soi-disant pas possible d’un point de vue organisationnel mais il y a 30 ans ça se passait très bien, je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas possible aujourd’hui », renchérit Floriane Burgy. Mathieu Istil propose par exemple de réduire la caravane pour laisser de la place aux femmes où de réduire la longueur des étapes féminines. « La majorité des équipes s’accordent à dire qu’elles ne sont pas encore assez structurées ni entraînées pour faire toutes les étapes en entier. Certaines cumulent avec une autre activité professionnelle en parallèle, forcément ça limite. C’est pour ça que l’UCI va instaurer un salaire minimum pour les femmes qui soit égal à celui des hommes dès 2020″, précise-t-il.
Des équipes féminines qui se structurent
Le monde du cyclisme féminin connaît une professionnalisation de plus en plus importante. Djedjiga Kachenoura estime que les équipes féminines se sont énormément structurées en 10 ans et que le niveau est devenu beaucoup plus élevé. « L’idée selon laquelle une course féminine ne serait pas rentable date d’il y a 20 ans, aujourd’hui, les équipes sont structurées et professionnalisées », assure-t-elle. De quoi permettre l’organisation de courses professionnelles « avec un bon calendrier et qui intéressent le public et les médias – il suffirait de les mettre en avant ». Et à Mathieu Istil d’abonder : « Si des amatrices comme celles de Donnons des elles au vélo peuvent le faire alors les professionnelles le peuvent largement. »
Mais, la prégnance masculine reste encore très marquée dans le milieu du vélo et le nombre de femmes qui pratiquent ce sport, même en amatrices, reste très faible comparé à celui des hommes. « Il y a des barrières à faire sauter, ça reste un milieu un peu macho et très masculin, dans mon club il y a seulement 3 ou 4 filles sur 80 licenciés », souligne Floriane Burgy. D’après la cycliste, c’est en passant par des courses médiatisées que la tendance pourra s’inverser et que les jeunes filles – qui n’ont aujourd’hui même pas l’idée de se tourner vers le vélo faute de modèles – pourront se lancer. Elle raconte à ce propos un échange auquel les cyclistes de Donnons des elles au vélo ont assisté entre un vieux monsieur et sa petite fille, rencontrés sur la route : « il lui a dit ‘si un jour il y a un tour féminin et que tu le fais, ce sera grâce à ces filles' ».
“ASO fait vraiment la pluie et le beau temps”
Un autre frein mis en avant est le coût financier que pourrait représenter l’instauration d’un Tour de France féminin pour ASO. Mais pour Mathieu Istil une compétition féminine intéresserait forcément les sponsors puisque son association compte déjà parmi les siens FDJ, Skoda, FFC et UCI. Soit des sponsors qui sont aussi ceux du Tour de France. Il insiste également sur l’importance du Tour de France au niveau mondial et sur les risques que prend la société du Tour en ne créant pas d’épreuve féminine : « S’ils attendent trop quelqu’un va prendre le créneau de numéro 1, par exemple le tour de Grande Bretagne. »
Alors, verra-t-on très bientôt éclore un vrai Tour de France au féminin ? Djedjiga Kachenoura se veut optimiste. Pour la sportive, « on est dans le bon mouvement » et un Tour féminin pourrait voir le jour d’ici quatre ou cinq ans. Rien n’est moins sûr d’après Mathieu Istil pour qui, « ASO fait vraiment la pluie et le beau temps dans le cyclisme en France. » Une hégémonie due à une particularité du monde du vélo et au poids du Tour dans le paysage du cyclisme. Dans les autres sports, ce sont les fédérations qui détiennent les compétitions, dans le cas du Tour c’est la société privée ASO qui la possède et en perçoit les recettes. Et, d’après le sportif, l’entreprise serait loin d’investir et d’œuvrer au maximum pour qu’une place soit faite aux femmes. Mais le cofondateur de Donnons des elles au vélo l’assure : « tout ce qu’on veut c’est tendre la main à ASO. On n’est pas des ennemis, on voudrait travailler avec eux et leur montrer que c’est possible. »
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