Depuis la mort de George Floyd le 25 mai, les Etats-Unis sont secoués par une vague de révoltes contre le racisme et les violences policières, dont Portland (Oregon) est devenu l’épicentre. Le politologue Didier Combeau, auteur du livre Être Américain aujourd’hui (éd. Gallimard), analyse cette situation inédite.
Dans plusieurs villes américaines, dont Portland (Oregon), la colère ne retombe pas. Depuis le meurtre de George Floyd, le 25 mai, par un policier blanc, un ample mouvement pour la justice sociale, contre les violences policières et le racisme secoue le pays. Au point que Donald Trump, vent debout contre celles et ceux qu’il qualifie d’“anarchistes professionnels”, a envoyé les agents fédéraux, lourdement armés, pour rétablir l’ordre dans la plus grande ville de l’Oregon. Alors que le retrait des “Feds” a été annoncé mercredi 29 juillet, et que Trump est en mauvaise posture pour les prochaines élections présidentielles, nous avons interrogé le politologue Didier Combeau, auteur du livre Être Américain aujourd’hui (éd. Gallimard, 2020), et de Polices américaines (éd. Gallimard, 2018) sur ce cocktail social et politique explosif.
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Depuis la mort de George Floyd le 25 mai, les Etats-Unis sont secoués par un ample mouvement contre les violences policières. Il se poursuit en particulier à Portland, où Trump a envoyé les agents fédéraux. Cette séquence est-elle inédite par son ampleur et sa durée ?
Didier Combeau – Oui, c’est une séquence tout à fait inédite. Il y a eu des manifestations similaires en 2014-2015 après l’affaire Ferguson, mais il semblerait que cette fois les manifestations s’inscrivent dans la durée, et s’étendent même à l’étranger – on l’a vu en France. Le contexte électoral n’y est pas pour rien, mais c’est aussi la nature de l’affaire George Floyd en elle-même qui l’explique, car il s’agit d’une mort par étranglement : il est donc très difficile de trouver des circonstances atténuantes au policier, d’autant plus qu’il y a une vidéo très choquante qui en atteste. Lorsque les violences policières sont liées à l’utilisation d’une arme à feu – ce qui est le cas dans neuf cas sur dix -, les policiers peuvent plus facilement plaider la légitime défense, en disant qu’ils ont dû sortir leur arme en une fraction de seconde, parce qu’ils se sentaient menacés. C’est absolument impossible pour George Floyd.
Ce qui est aussi propre à ces manifestations, c’est qu’elles rassemblent non plus seulement des Afro-Américains, mais aussi beaucoup de Blancs, et qu’elles sont une contestation contre Trump. A Portland, les rassemblements ont lieu près des bâtiments fédéraux, alors que la police est une affaire locale. On voit bien que c’est Trump qui est visé.
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Cette affaire a-t-elle eu pour effet d’unir le camp démocrate ? Est-elle devenu un enjeu électoral majeur pour les présidentielles ?
Oui, car derrière cette question des violences policières, il y a aussi celle des services sociaux. Ce qui est réclamé aujourd’hui, ce n’est pas seulement la fin des violences policières, c’est aussi la limitation des crédits alloués aux polices, et la réorientation d’une partie de ces crédits vers des services sociaux – pour prendre en charge des pathologies mentales par exemple, ou pour mettre en place des contrôles automatisés pour les infractions à la circulation. Car aux Etats-Unis, très souvent, ce sont des contrôles de police pour des infractions routières qui provoquent ces drames. Cette chasse aux infractions routières est souvent un prétexte pour fouiller les voitures, et faire la guerre à la drogue. C’est tout ce fonctionnement qui est mis en cause, de même que la question de la justice criminelle, qui est extrêmement sévère, et qui a pour effet de mettre un nombre très élevé de jeunes hommes noirs en prison. Enfin, il y a la question des armes à feu, qui est sous-jacente, mais qui pour l’instant n’est pas au centre des débats.
Un important “mur des mères” s’est interposé entre policiers et manifestants à Portland. Cette convergence entre féminisme et antiracisme est-elle nouvelle ?
Pas tout à fait. Il est fréquent que les mères se mobilisent contre les armes à feu. Ce fut le cas, par exemple, en 1999, en réaction à la fusillade dans le lycée Columbine. Les affaires de violences policières ou de violences armées sont assez genrées : les victimes sont essentiellement des hommes. C’est la raison pour laquelle les femmes se présentent comme des mères protectrices de leurs garçons lorsqu’elles se mobilisent. Il n’est donc pas étonnant de voir cette convergence entre les luttes antiracistes et les luttes féministes, qui ont en commun d’être des luttes contre la violence – violences racistes, et violences sexuelles. Il y a un lien, par la violence, entre les questions policières et les questions féministes.
En réponse, Trump s’érige en homme d’ordre, il dénonce un complot intérieur des “anarchistes” et des “antifas”. Cette stratégie peut-elle être payante électoralement ? Peut-il gagner en ne jouant que la carte sécuritaire ?
Il a déjà joué cette carte en 2016. Il a dit au Congrès des chefs de police : “Tout ce que je pourrai faire pour vous, je le ferai.” Est-ce la bonne stratégie à l’heure actuelle ? Ce n’est pas sûr. Il est en difficulté, car il comptait se faire réélire essentiellement sur son bilan économique – et c’est d’ailleurs uniquement sur les sujets économiques que les électeurs lui font plus confiance qu’à Joe Biden. C’était donc sa carte maîtresse. Mais l’économie est en très mauvaise passe – les Etats-Unis ont enregistré une chute historique, de 32,9 %, de leur Produit intérieur brut au deuxième trimestre. Il joue donc la carte de la loi et de l’ordre, face à ceux qu’il appelle “les anarchistes”. Pas sûr que ce soit payant. Cela rappelle la campagne de Nixon en 1968 : après les émeutes de Detroit en 1967, il s’était fait élire sur ce sujet. Mais nous ne sommes plus dans les mêmes circonstances. Au début des années 60, les violences avaient nettement augmenté, le nombre d’homicides a continué de grimper jusqu’au milieu des années 1990, mais on est revenu aujourd’hui au niveau des années 1950. Les Américains sont beaucoup moins préoccupés par la question de la violence, de la délinquance, du désordre, que par la question des luttes contre les discriminations. On a l’impression que Trump est à contretemps. Il parle maintenant de reporter les élections… Même les Républicains peinent à le suivre.
The “protesters” are actually anarchists who hate our Country. The line of innocent “mothers” were a scam that Lamestream refuses to acknowledge, just like they don’t report the violence of these demonstrations! https://t.co/A0IBAzqVoT
— Donald J. Trump (@realDonaldTrump) July 26, 2020
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Black Lives Matter existe depuis 2013, mais le racisme dans la police ne semble pas reculer. Peut-on purger la police de son racisme aux Etats-Unis ?
Depuis très longtemps, les départements de police essaient de se réformer. C’est dans leur intérêt, car les bavures donnent une très mauvaise image aux villes et aux départements. Le problème réside dans leur culture professionnelle très forte, qui privilégie la force à la négociation. Le syndicat des chefs de police est assez favorable à la réforme, tandis que le syndicat des policiers de base (le Fraternal Order of Police) est très réticent à un changement de méthode. Désormais, à l’échelle du pays, la proportion de policiers afro-américains correspond à la proportion d’Afro-Américains dans la population, mais on s’est aperçu que ça n’avait pas grand effet, car le “professionnalisme” prend le pas sur la couleur de peau. Il y a aussi eu des essais de mise en place de polices de proximité, qui patrouillent à pied et non en voiture, en lien avec les écoles et les associations, mais les policiers sont réticents à se transformer en travailleurs sociaux. D’où l’idée qui prédomine désormais de réduire les crédits de la police pour mettre en place des services sociaux. L’idée de démanteler la police existe aussi, comme à Camden dans le New Jersey [une ville pauvre et violente qui a décidé de reconstruire sa police en 2013, ndlr].
Derek Chauvin, le policier impliqué dans le meurtre de George Floyd, risque 40 ans de prison. Le système judiciaire et pénal américain est-il à la hauteur pour condamner les responsables parmi les forces de l’ordre ?
Souvent, les décisions de justice ne sont pas comprises. Pour condamner un policier, il faut prouver qu’il y a eu faute, or bien souvent la légitime défense permet de les disculper. D’autre part, une “immunité qualifiée” existe aux Etats-Unis, qui s’applique à tous les fonctionnaires, dont les policiers. Il est donc très difficile de les condamner au civil. Ils sont protégés, car la charge de la preuve au civil est inférieure à celle dans les affaires pénales. Une des revendications du mouvement contre les violences policières est donc de supprimer cette immunité qualifiée, qui fait que très souvent les policiers ne sont pas condamnés. De plus, les procureurs travaillent régulièrement avec la police, ils sont professionnellement proches. Il faudrait donc nommer des procureurs spéciaux, qui n’auraient pas de relations avec la police au jour le jour.
La gauche démocrate incarnée par Joe Biden peut-elle gagner la présidentielle ? L’anti-trumpisme peut-il suffire à le faire élire ?
Vous m’auriez demandé ça il y a six mois, je vous aurais dit qu’il y a de fortes chances que Trump soit réélu pour un second mandat. En outre, du côté démocrate, on ne voyait pas grand monde émerger. Mais Joe Biden a de très bonnes chances d’être élu désormais. Cependant, il faut préciser que les Américains qui pensent voter Biden disent aux deux tiers qu’ils le feront pour que Trump ne soit pas réélu. C’est le candidat par défaut. Il laisse Trump s’enfoncer, mais il n’y a pas grand-chose à dire sur lui. C’est le candidat savonnette. Trump en revanche n’a pas de prise pour susciter un vote de rejet de Joe Biden. Il a une base, tandis que la base de Biden, c’est le rejet de Trump. Maintenant, Trump accepterait-il sa défaite ? On lui a posé la question, et il n’a pas répondu. Il a botté en touche. C’est assez inquiétant.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Être américain aujourd’hui. Les enjeux d’une élection présidentielle, de Didier Combeau, éd. Gallimard, 288 p., 20€
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