Le chef-d’œuvre absolu de Bergman, par lequel il récapitule son œuvre, mais aussi l’excède, la transcende, la réinvente. Présenté dans sa version longue, le film est sublime de bout en bout.
En 1982, Ingmar Bergman réalise pour la télévision suédoise son quarantième film, dont la version courte destinée à sortir en salle serait aussi, par choix, son “dernier film pour le cinéma”. C’est la version longue, télévisée – découpée en cinq actes, un prologue et un épilogue – qui fait aujourd’hui l’objet d’une reprise sur grand écran. Fanny et Alexandre appartient au genre spécifique des chefs-d’œuvre, il récapitule non seulement l’œuvre entière du cinéaste, et l’ensemble des possibilités et des périodes du cinéma, mais aussi le reste, tout ce qui se trouve en dehors des films et dont il propose la théorie renouvelée, encore valable, provisoirement définitive.
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Si théâtre, cinéma et télévision y allient comme jamais leurs formes et leurs forces – chacun recevant au passage son contour le plus distinct, comme détouré sur un fond commun et obscur –, c’est que Fanny et Alexandre a l’ambition d’être ce qu’il est, une grande œuvre de la contre-culture bourgeoise européenne, celle qui avait pour horizon l’affirmation subversive de l’existence et de la pertinence de l’art dans la vie.
Dans télévision, entendez vision
Ici, l’initiation complète de l’enfant Alexandre Ekdahl à un certain nombre de mystères – comiques, graves, ou les deux en même temps – a entièrement lieu à l’intérieur du film et n’a besoin de faire appel à aucun dehors : ni à la vie, entendue comme ce qui continuerait autour ou au-delà de ce qui est montré, ni à la mort, qui s’étendrait autour et en deçà du petit monde des vivants. C’est bien ce que font la plupart des films qui, en comptant sur l’existence du monde en dehors d’eux, peuvent prétendre rivaliser avec lui, ou lui céder la priorité en dernière instance : pas Fanny et Alexandre, qui n’est que cinéma, qui est aussi bien théâtre ou télévision, art ou rêve, théorie et mystère. Dans télévision, entendez vision : la vie comme la mort y ont toute leur place.
“Dans les années 1970, nous croyions à une réalité commune, objective, mais il n’en est rien, et nous voilà revenus aux contes de fées”
Ingmar Bergman
Se déroulant aux alentours de 1900, en un temps historique suspendu au seuil du siècle (un éternel hier), un tel film n’était-il possible qu’en 1982 ? C’est ce que Bergman semble alors déclarer à Serge Daney : “Dans les années 1970, nous croyions à une réalité commune, objective, mais il n’en est rien, et nous voilà revenus aux contes de fées, aux histoires qu’on se raconte. Aux rêves. Cela me plaît beaucoup.” Son “dernier film pour le cinéma” inaugure une époque baroque.
Fantasmagorie de l’enfance
A la fin de la réalité objective correspond le renouvellement de l’illusion, le retour de la perspective : pour en prendre acte, Bergman doit en revenir à des traditions visionnaires multiples, celles de la fantaisie (fantômes, masques, miracles, littérature, mystique et magie) et de la fantasmagorie (version optique, technique ou moderne, XIXe siècle, de la précédente : laterna magica). Il doit en repasser par l’enfance, qui n’était pas jusqu’ici son domaine de fiction, la sienne et celle du spectateur, par les terreurs et les savoirs de l’enfance.
L’enfant est le point de vue absolu, le seul possible ou la meilleure perspective sur le mystère. Alexandre ne devient pas ici un adulte, ce n’est pas ce que le film prétend faire de lui (l’initiation étant le contraire de l’éducation), il apprend autre chose, un savoir lui est communiqué, qui est aussi un art et qui a plusieurs versions : l’art familial de la troupe des Ekdahl, la vie comme un théâtre où chacun a son rôle à jouer, l’art de la révolte contre la morale disciplinaire du beau-père pasteur, et l’art juif du mystère prosaïque, du miracle sans dieu et de la magie (ou mieux, comme les décrit Daney dans un de ses meilleurs textes, les trois cercles dantesques du “petit théâtre de la vie”, de “l’anti-théâtre des visages” et de “la vie comme magie”, qui correspondent aux cinémas classique, moderne et baroque, récapitulés et réinventés).
Cinéma, art ésotérique
Nous sommes donc avec Alexandre à l’intérieur du cinéma, art ésotérique, avec sa théorie – qui doit rester non divulguée – du savoir pris comme savoir-vivre. Qui sait ? est peut-être la question, dont la réponse est une série de figures : les enfants, les femmes, les juifs, les acteurs, les fantômes, les fous, les hermaphrodites, les pantins, et bien sûr les illusionnistes… Les prêtres, les hommes en général, ne savent pas : ils voient partout des complots à déjouer, des fautes à punir, des épreuves à vaincre. A leur monde durci s’oppose le monde flambant et fluide (l’eau et le feu, seules composantes des images), celui des histoires et des rêves, le monde initiatique des apparitions, qui est aussi celui du sexe et des livres.
Non pas la “réalité commune, objective”, donnée, mais l’autre, toujours destinée à lui succéder, la vérité optique et relative, fabriquée ou qui reste à faire, à jamais terrible et drôle, que Fanny et Alexandre sait faire naître et faire mourir pour nous à chaque plan.
Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman, avec Bertil Guve, Pernilla Allwin, Erland Josephson (Suè., Fr., All., 1982, 5h18, reprise)
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