Depuis bientôt quarante ans, la plage naturiste de Berck-sur-Mer, dans le Pas-de-Calais, en voit passer de toutes les couleurs. Mais aujourd’hui, la coexistence entre nudistes, libertins et “textiles” est de plus en plus compliqué. L’étau se resserre et, pire, la menace d’une fermeture plane.
Il est 13 heures passées de quelques minutes quand un drôle de manège commence au lieu-dit le “Terminus”, à Berck-sur-Mer. Un bel Allemand (déduction faite grâce à la plaque minéralogique de sa voiture) d’une quarantaine d’années sort de sa Peugeot bleue. Il est complètement nu et les rayons du soleil caressent sa chevelure blonde. Il finit de déguster une banane avant de se lancer dans une séance de stretching particulièrement suggestive, laissant entrevoir ses muscles secs et bronzés.
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Il n’est pas seul sur ce parking sablonneux. Une dizaine d’autres voitures sont aussi garées. Dans les habitacles, il n’y a que des hommes ; aucun n’a moins de 40 ans. Ils sont seuls, quelquefois deux, ne ratant pas une miette du spectacle à ciel ouvert qui se joue devant eux. Les spectateurs sont concentrés.
Chacun à leur tour, les occupants des voitures lui emboîtent le pas
Sur certains pare-brise, on aperçoit des gouttes de buée perler. La scène s’arrête brusquement ; l’homme enfile un slip de bain violet, emporte une chaise pliante sous son bras ainsi qu’un petit sac de sport. Il enjambe une barrière en bois puis prend le chemin des dunes, qui mène à la plage, à quelques dizaines de mètres du parking. Chacun à leur tour, les occupants des voitures lui emboîtent le pas.
Après quelques minutes de réflexion, je décide de les suivre sur cet intrigant chemin des dunes. Après environ 200 mètres, nous voici sur la plage de Berck. L’endroit est aussi vide que majestueux. Pour qui n’a jamais visité une plage du nord de la France, il faut imaginer des immensités de sable inoccupées, à perte de vue.
Il ne s’agit pas là de risibles et dociles plages méditerranéennes, faites de galets et de parasols. Le ciel peut y dessiner des zébrures argentées qui annoncent l’arrivée d’un grain. La mer change de ton. Du bleu laiteux et doux, elle vire au gris métallique. Tandis que la falaise passe en quelques instants de l’or à l’anthracite.
“Dune protégée, veuillez ne pas pénétrer”
Happé par la beauté des lieux, il faut se rendre à l’évidence : le groupe d’hommes a disparu. En rebroussant chemin vers le parking, j’aperçois des câbles sectionnés rendant accessible la zone des dunes. Un panneau passé inaperçu à l’aller indique pourtant : “Dune protégée, veuillez ne pas pénétrer.”
“Ils s’y sont engouffrés alors que c’est interdit, ça fait quarante ans que ça dure !”, maugrée Martine Darcheville, propriétaire du camping Ami-Ami, situé entre le parking et le chemin de sable à travers les dunes. Martine a vu arriver les premiers naturistes sur la plage de Berck-sur-Mer. C’était en 1981, le 13 juin précisément. Pour la première fois, un arrêté municipal les autorisait à venir bronzer sur une zone bien délimitée : entre l’extrémité nord de la plage de Berck et celle de Merlimont.
Pour y accéder, il faut parcourir plusieurs centaines de mètres à pied. Mais cette permission de prendre le soleil dans son plus simple appareil a eu pour conséquence l’arrivée de libertins et d’exhibitionnistes de toute la région, qui ont trouvé refuge dans les dunes protégées du vent et du sable.
“Le naturisme est une philosophie et une éthique, contrairement au nudisme”
Depuis plus de trente-cinq ans, toutes ces tribus vivent en relative harmonie sur ce banc de sable d’un peu moins d’un kilomètre, où la baignade est interdite. Même si “le naturisme est une philosophie et une éthique, contrairement au nudisme, une pratique individuelle qui ne se soucie que d’elle-même et qui engendre libertinage et exhibitionnisme”, relativise Philippe Lehembre, représentant régional de la Fédération française de naturisme (FFN). Quant aux personnes qui souhaitent rester habillées, les “textiles” – les randonneurs ou les pratiquants de char à voile –, ils s’accommodent comme ils peuvent des naturistes… A quelques rares exceptions près.
“Nous considérons le naturisme comme une déviance”
“Nous considérons le naturisme comme une déviance”, fulmine Me Patrick Galand, avocat au barreau de Lille. Au téléphone, il enfonce le clou : “En France, montrer sa nudité à des personnes non consentantes est un délit.” Pour lui, l’arrêté municipal du maire de Berck, Bruno Cousein, renouvelé chaque année, n’a pas de valeur : “Les naturistes ne sont pas dispensés de la stricte observation du code pénal. Ils sont en infraction.”
Patrick Galand estime être le “paravent” d’une centaine d’usagers de la plage, qui ont décidé cet été de s’unir en collectif pour mettre fin à ces “pratiques”. La plupart d’entre eux préfèrent rester anonymes par peur de passer pour des réacs un peu coincés. Mais à entendre l’avocat, leur souffrance est réelle : “Les personnes qui ont à subir l’agression que constitue pour elles l’exhibition d’individus déposeront plainte auprès du tribunal de Boulogne-sur-Mer.”
Cette volonté d’en finir avec le naturisme, le nudisme ou apparenté, sur la plage de Berck, inquiète particulièrement la vingtaine de membres de l’Association gymnique amicale du Boulonnais à la Somme (Agabs), qui gère la plage depuis 1981.
“Ils squattent les dunes et vont faire leurs saloperies”
Le président, craignant qu’un amalgame se fasse entre les naturistes qu’il représente d’un côté et les libertins fréquentant les dunes de l’autre, fuit les journalistes. D’autres membres sont cependant plus bavards : “Nous n’avons rien à voir avec les libertins, tonne l’un d’entre eux, naturiste depuis 2013. Ils squattent les dunes et vont faire leurs saloperies, alors que c’est interdit. Nous, on ne tolère pas ça. On essaie de faire la police mais ce n’est pas notre rôle.”
Ce trentenaire raconte avec une fierté naïve le jour où lui et ses amis de l’Agabs ont réussi à faire fuir un voyeur qui les matait tranquillement : “On s’est tous mis à le huer, et je peux te dire qu’il est reparti la queue entre les jambes !”
Malgré ce témoignage, sur la plage de Berck, la distinction “plage = naturistes/dunes = libertins” n’est pas si évidente. Comme en témoigne Pascal, un Picard de 35 ans : “Je me suis installé durant une semaine entière au fond de la plage naturiste, j’étais tranquille. Puis un couple s’est posé à une vingtaine de mètres de moi. Régulièrement, des hommes venaient se poster debout à moins de cinq mètres d’eux et certains jouaient avec leur sexe, histoire de bien faire comprendre ce qu’ils voulaient.”
“L’autre jour, sur une dune avec vue sur la plage, j’ai pu assister à une superbe pipe entre hommes”
En fouillant rapidement sur les forums consacrés, il est facile de prendre rendez-vous avec d’autres libertins ou de lire des comptes rendus d’après-midi libertines : “L’autre jour, sur une dune avec vue sur la plage, j’ai pu assister à une superbe pipe entre hommes, raconte par exemple Pierre. Le sucé, environ 40 ans, était très athlétique et bien monté. Le suceur était un chauve à la cinquantaine, accroupi devant lui. J’ai fait le voyeur en compagnie d’un trentenaire, mince, très bien monté lui aussi, qui s’est mis à caresser le sucé. Je ne suis pas homosexuel mais j’ai trouvé cette scène très excitante.”
“On est sur la plage pour pratiquer la nudité en commun”
Du côté du collectif des “textiles”, représentés par Me Galand, on se refuse pourtant à différencier les naturistes des libertins. Pis, ils seraient prêts à “abandonner la dune aux perversions” pour garantir une plage où la nudité n’aurait plus lieu d’être.
Depuis, une omerta règne dans la baie d’Authie, où se trouve la plage. “Ce n’est pas parce qu’on prend le soleil les jambes écartées que ça doit être considéré comme de la provocation”, rappelle Stéphanie, quadra pimpante qui fréquente Berck depuis cinq ans.
Seulement vêtue d’une paire de lunettes, elle poursuit : “Il y a autant de libertins chez les naturistes que dans le reste de la population. On est sur la plage pour pratiquer la nudité en commun, prendre le soleil et vivre libre.” Autant d’éléments qui rendent cette histoire passionnante tant sur le plan moral que juridique. Que faire lorsqu’un arrêté municipal semble contredire une loi ? Peut-on s’adonner à n’importe quelle activité du moment qu’elle n’importune pas les autres ?
Un ennemi commun : les voyeurs
Malgré leur différends, chacune des parties prenantes de ce dossier possède un ennemi commun : les voyeurs, ou “les suricates” dans le jargon des naturistes. Certains sont furtifs, et le simple fait de sortir un objectif d’appareil photo ou un smartphone suffit à les faire déguerpir.
D’autres sont plus tenaces et sont connus comme le loup blanc à Berck : “On les appelle les Pieds Nickelés, explique Christine, adhérente de l’Encor (l’Elan naturiste de la Côte d’Opale et de sa région). Ils sont inséparables, toujours à deux à arpenter la plage et les dunes à la recherche d’un couple ou d’une femme seule. Leur technique est très au point : ils se placent à quelques mètres et s’avancent doucement en faisant croire qu’ils sont occupés à autre chose. On ne peut pas les louper pourtant, ils ont la soixantaine, l’un est un bedonnant aux cheveux gris, l’autre un brun à lunettes avec un T-shirt toujours replié à moitié.”
“Je viens ici pour le sentiment de liberté, pour être tranquille”
En fin de journée, il ne reste plus grand monde sur le parking du Terminus. Je décide alors d’approcher Claude, un quinqua aux faux airs de Johnny Hallyday. Présent en début d’après-midi, il a décidé de ne pas suivre l’éphèbe allemand à la Peugeot bleue.
“Je viens ici pour le sentiment de liberté, pour être tranquille”, confie-t-il. Comme souvent dès qu’il fait beau sur la côte, il a pris le volant de sa Citroën grise, avalé les deux heures de route depuis Arras pour rejoindre la plage de Berck.
“Aujourd’hui, on ne voit que des vieux libidineux en fin de vie s’offrir un dernier frisson”
Mais Claude a le regard triste : “L’endroit a bien changé. Cela fait plus de vingt-cinq ans que je viens à Berck. Avant, il y avait de tout, des jeunes, des vieux, des couples homos et hétéros. Chacun vivait comme il en avait envie, en toute connaissance de cause. Il n’y avait pas de problème. Aujourd’hui, on ne voit que des vieux libidineux en fin de vie s’offrir un dernier frisson. ça n’a vraiment plus rien d’excitant.”
Dans Les Particules élémentaires (1998), Michel Houellebecq décrivait les plages du Cap-d’Agde peuplées “d’infirmières hollandaises, de fonctionnaires allemands, tous très corrects bourgeois, genre pays nordiques ou Benelux”. Cette époque semble être à des années-lumière de la réalité de la plage naturiste de Berck-sur-Mer.
D’ailleurs, la menace de sa fermeture ne fait pas peur à Claude. Il s’en fiche même un peu : “On ira ailleurs, voilà tout. Vous savez, on ne peut pas empêcher les gens de vivre comme ils en ont envie, du moment que chacun respecte son prochain.”
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