L’auteur d’Eva évoque le poète d’Alcools, sa rencontre avec Paul Léautaud et comment ce dernier considérait les écrits du poète.
En 1906, Paul Léautaud rencontre par hasard Guillaume Apollinaire sur un trottoir du boulevard Montparnasse. Au bout d’une longue promenade il lui demande : “Mais, enfin, pourquoi n’envoyez-vous pas de vers au Mercure ?” Apollinaire lui répond : “Il y a longtemps que j’ai envoyé des vers mais je n’ai pas eu de nouvelles.”
Le lendemain, Léautaud va au casier des manuscrits à lire et trouve La Chanson du mal-aimé. Il se met à lire et “il est transporté”. Dans l’autre coin de la grande salle, se trouvait à son bureau le directeur Alfred Vallette, et Léautaud lui dit : “Vous savez, monsieur Vallette, qu’il y a là des vers d’Apollinaire qui sont remarquables ?” Et Vallette lui répond de loin : “Mettez-les dans la case des manuscrits acceptés.”
C’est ce que Léautaud raconte à Robert Mallet dans ses entretiens radio. Après vérification dans le Journal littéraire, je trouve une notation sèche datant de 1908 (et non 1906) qui corrobore le souvenir en lui ôtant sa part de magie rétrospective : “Vallette m’a demandé de faire un tri dans les manuscrits en souffrance (…) j’ai signalé aussi des vers apportés par Apollinaire et qui ne sont pas sans attrait.”
Le poème parut pour la première fois dans la revue Mercure en 1909 puis dans le recueil Alcool en 1913 avec une dédicace à Léautaud. En l’ouvrant je suis frappé de voir à quel point son charme trouble est intact :
“Un soir de demi-brume à Londres
Un voyou qui ressemblait à
Mon amour vint à ma rencontre
Et le regard qu’il me jeta
Me fit baisser les yeux de honte…”
Une évocation dans le « Journal inutile » de Paul Morand
Douze ans plus tard, Apollinaire meurt boulevard Saint-Germain au coin de la rue Saint-Guillaume (là où il y a toujours une plaque). Léautaud, l’amateur de cadavre se réveille : “Je suis allé tantôt chez lui. Vu sa femme et une autre dame. Il était sur son lit, caché sous un drap et un amoncellement de fleurs. Hier, dimanche, on pouvait encore le voir. Dès ce matin la décomposition du visage a commencé. Il est devenu méconnaissable, personne ne veut plus emporter de lui une telle image et je n’ai pu le voir…”
De ces deux femmes, Morand, plus roué que Léautaud, écrit dans son Journal inutile en 1970 : “Passé une bien agréable soirée avec Irène Lagut et la femme d’Apollinaire en 1924 au coin de la rue Saint-Guillaume et du boulevard Saint-Germain.” Irène était une peintre russe bisexuelle débauchée, amante de Ruby, la “Jolie Rousse”, la femme du poète.
Bien des années plus tard, au milieu d’une autre guerre, alors qu’il n’espère plus rien de la poésie, ni des femmes, ni même des cadavres et qu’il a craché sur les banquets d’Apollinaire à plusieurs reprises, Léautaud, dans le métro, est repris du vieux frisson : “Il y a vraiment dans ce vers, annonciateur au possible d’une prescience singulière, un jaillissement du plus profond de l’être.”
Le poète est très supérieur à l’homme à la bouche en cul de poule
C’est bien dit, la haute poésie, celle de Nerval, de Baudelaire, de Laforgue, de Verlaine et d’Apollinaire tient dans ce “jaillissement de l’être” qui relance, à la manière d’une ancienne chanson, une effusion sentimentale. Le plus fort, c’est que ces larmes durent, malgré la vie quotidienne, malgré les cadavres, malgré les mauvais poèmes des autres. Ce soir de demi-brume à Londres vivra plus longtemps que tout le monde.
Le poète est pour moi très supérieur à l’homme à la bouche en cul de poule et à ses amoureuses. Ses lettres sont intéressantes, comme tout ce qu’il écrit (notamment ces chroniques “Anecdotiques” pour le Mercure) mais les poèmes… Il faut encore une fois entendre le disque où Léautaud, avant de mourir à son tour, après-guerre, lit à la Radio suisse romande le plus court morceau d’Alcools :
“J’ai cueilli ce brin de bruyère
L’automne est morte souviens-t’en
Nous ne nous verrons plus sur terre
Odeur du temps brin de bruyère
Et souviens-toi que je t’attends.”
Chez lui en 1909 à Paris © Mondaloni Portfolio/Rue des Archives