[Miossec rédacteur en chef] Dans son dernier essai, la philosophe prône un populisme de gauche pour sortir de la crise politique et économique que traversent la France et l’Occident. Miossec a voulu la rencontrer pour en savoir plus.
“Tu es bien populiste de gauche, hein ?” C’est avec un doigt suspicieux posé sur le coude de Christophe Miossec que Chantal Mouffe interpelle l’artiste, durant la séance photo concluant cet entretien. Sourire gêné du Brestois. Le prosélytisme soudain de la philosophe de 75 ans, compagne d’Ernesto Laclau (décédé en 2014), qui sort ces jours-ci le manifeste Pour un populisme de gauche, l’embarrasse.
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Qu’une figure de proue de la pensée critique, citée par Jean-Luc Mélenchon comme par Benoît Hamon en 2017, se soucie autant d’être en terrain conquis le chagrine. La théoricienne, qui revendique la “radicalisation de la démocratie”, goûterait-elle si peu au débat contradictoire ?
Certaines de ses positions le laissent en tout cas interdit. Pourquoi abandonner la catégorie “extrême droite” pour qualifier Marine Le Pen ? Pourquoi donner absolument le primat au “populisme”, en reléguant au second plan la distinction entre la droite et la gauche ? Faire le deuil de ce clivage ne risque-t-il pas de précipiter des convergences malsaines entre des forces “anti-libérales” qui ne devraient jamais se croiser ?
Le fil du rasoir est bien étroit. C’est donc avec réserve et curiosité inquiète que Miossec aborde ce dialogue. “Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres”, prévenait Gramsci, que Chantal Mouffe cite comme un “guide indispensable”.
« Les sociaux-démocrates ont abandonné la classe ouvrière »
Miossec — Dans ce début de campagne pour les élections européennes de 2019, Jean-Luc Mélenchon semble avoir abandonné la stratégie populiste. On a l’impression qu’il vise un électorat plus traditionnellement socialiste, il parle même de “prendre le leadership à gauche”. Qu’en pensez-vous ?
Chantal Mouffe — Je ne suis pas d’accord. La stratégie à long terme de La France insoumise (LFI) est toujours de fédérer le peuple pour refonder la gauche. C’est une stratégie populiste. Mais la gauche fait aussi partie du peuple. Jean-Luc Mélenchon a donc des contacts avec la gauche du PS –Marie-Noëlle Lienemann et Emmanuel Maurel notamment.
A court terme, pour les européennes, faire des alliances est une stratégie normale. Cela ne signifie pas qu’il soit passé de “fédérer le peuple” à “rassembler la gauche”. Il s’est rendu compte en 2012 que la stratégie des cartels ne marchait pas. Il s’est donc adapté. Comme à Podemos, Jean-Luc Mélenchon ne veut pas s’adresser uniquement aux gens qui se considèrent de gauche. Le néolibéralisme et les politiques d’austérité touchent des catégories sociales qui n’ont jamais été comprises dans ce bloc “de gauche” et qui peuvent être gagnées à un projet émancipateur.
“A Amiens, François Ruffin a tenté de faire comprendre aux électeurs de Marine Le Pen que leur adversaire n’était pas l’immigré mais l’oligarchie.” Chantal Mouffe
Les Inrocks — Vous parlez des classes populaires qui votent pour le FN, récemment rebaptisé Rassemblement national ?
Chantal Mouffe — En partie. Si les classes populaires ont voté en nombre pour Marine Le Pen, c’est parce qu’elles avaient l’impression que c’était la seule qui s’occupait d’elles. Les responsables fondamentaux du développement du populisme de droite en Europe sont les sociaux-démocrates, qui ont abandonné la classe ouvrière.
Le mouvement populiste de gauche doit développer un discours qui tente de comprendre ses revendications. Au fond, la plupart des demandes qui s’expriment de manière xénophobe à travers le Rassemblement national sont originellement démocratiques. La grande force de LFI, c’est d’y apporter une réponse progressiste. L’élection de François Ruffin à Amiens en est la preuve. Il est allé parler aux électeurs de Marine Le Pen, il a tenté de leur faire comprendre que leur adversaire n’était pas l’immigré mais l’oligarchie, et une partie d’entre eux a voté pour lui.
Contrairement à ce que prétend Eric Fassin dans son livre – Populisme : le grand ressentiment (2017) –, il faut s’occuper de la douleur de ces gens, qui ne sont pas fondamentalement racistes et sexistes. Ils ne sont pas responsables de la façon dont leurs demandes ont été traduites, et on peut les gagner au combat progressiste. Spinoza disait qu’en politique, il y a deux grandes passions : l’espoir et la peur. Les partis populistes de droite jouent sur la peur. La gauche doit leur donner de l’espoir.
Le mouvement “no border” n’est pas progressiste dans le fond
Les Inrocks — Le discours d’extrême droite contamine cependant beaucoup le champ politique. Ne craignez-vous pas qu’il imprègne aussi le discours populiste de gauche sur l’immigration, comme on a pu le voir avec les déclarations de la députée Die Linke (gauche radicale) Sahra Wagenknecht en Allemagne, qui dit vouloir en finir avec la “bonne conscience de gauche sur la culture de l’accueil”, ou avec celles, similaires, de Djordje Kuzmanovic, orateur national de LFI (dont Jean-Luc Mélenchon s’est désolidarisé) ?
Chantal Mouffe — Je suis cela de très près, et j’ai été choquée de voir la façon dont les journaux français ont présenté la création du mouvement de Sahra Wagenknecht, Aufstehen, en estimant que la gauche radicale penche à l’extrême droite sur les migrants. Ce sont des fantasmes.
Comme Jean-Luc Mélenchon, elle défend le droit d’asile, critique les responsabilités des Occidentaux dans les guerres en Irak et en Libye, et les ravages du libre-échange sur les industries de certains pays. Mais elle n’est pas favorable à l’ouverture totale des frontières, qui serait une concrétisation de l’utopie néolibérale, avec un détricotage du droit social.
Regardez les travailleurs détachés : il n’est pas normal que des entreprises polonaises envoient leurs salariés en France, en les surexploitant et en les payant au minimum de là-bas. Ils peuvent venir travailler, à condition qu’on les paie au même salaire et avec les mêmes droits qu’en France.
Je trouve personnellement assez préoccupant qu’une partie de la gauche s’engouffre dans le mouvement “no border”, qui n’est pas progressiste dans le fond. Mais je ne suis pas non plus pour la fermeture des frontières.
Miossec — C’est bien le problème : le FN semble être le seul à avoir un discours systémique, articulé sur le sujet, alors que la gauche n’ose pas prendre clairement position, elle se refile la patate chaude…
Chantal Mouffe — Je trouve que si. Jean-Luc Mélenchon dit bien qu’il y aura toujours des mouvements migratoires, mais qu’il faut traiter les causes qui poussent certaines personnes à quitter leur pays sans qu’elles le souhaitent.
Mais je suis un peu pessimiste. Cela implique une “révolution intellectuelle et morale”, comme disait Gramsci, c’est-à-dire une mise en cause de notre modèle de développement économique. Dans les pays occidentaux, on a beaucoup profité, aux dépens de ces pays. On ne peut pas continuer, c’est une révolution de civilisation dont on a besoin. Les partis de gauche n’ont jamais été forts là-dessus. Il faut beaucoup de courage pour dire aux gens qu’on ne peut pas continuer à vivre à ce niveau.
“Même en Bretagne, il commence à y avoir un vote FN. C’est surréaliste, et effrayant.” Miossec
Miossec — C’est ça qui est terrible, car le silence de la gauche sur les sujets migratoires laisse le champ intellectuel libre à l’extrême droite. Il me semble que ni Benoît Hamon ni Jean-Luc Mélenchon n’ont vraiment approfondi le sujet pour répondre à ces frayeurs populaires. Même en Bretagne,il commence à y avoir un vote FN. C’est surréaliste, et effrayant.
Chantal Mouffe — En France, il y a tout de même une conscience du sujet du côté de LFI. Ils se posent des questions que la gauche ne se posait pas avant.
La Révolution française est un mouvement populiste classique
Les Inrocks — Vous estimez que, dans les années à venir, “c’est entre populisme de droite et populisme de gauche que passera l’axe central du conflit politique”. L’émergence d’En marche ! et la victoire d’Emmanuel Macron ne remettent-ils pas en cause ce diagnostic ?
Chantal Mouffe — Nous vivons une crise de l’hégémonie néolibérale. Avant 2008, il y avait cette idée de “fin de l’histoire”, qu’il n’y avait pas d’alternative au capitalisme. C’est le moment où la “post-politique” s’est généralisée en Europe. Avec la crise de 2008, tout cela a été balayé, on ne pouvait plus le croire.
Des mouvements de résistance ont émergé. Les mouvements populistes de droite et de gauche s’opposent à ce que j’appelle la “post-démocratie”, à l’oligarchisation de nos sociétés, et au fait que la souveraineté populaire est devenue un gros mot. Mais les partis populistes de droite ne s’attaquent pas au néolibéralisme, qui est pourtant la cause. De ce point de vue, une récupération de l’hégémonie néolibérale ne me semble pas possible.
C’est pourquoi je crois que l’expérience Macron ne va pas durer. Pour quelqu’un qui a connu les années Blair, c’est assez hallucinant de voir comment, vingt ans après en France, Macron essaie de faire exactement la même chose. La lutte idéologique à venir déterminera si l’on sort de cette impasse par la droite, l’autoritarisme et le nationalisme, ou par la gauche, c’est-à-dire par la radicalisation et l’approfondissement de la démocratie. On est à un moment crucial.
« Il faut donner une dimension positive au mot populisme »
Miossec — L’ancien conseiller de Trump, Steve Bannon, est en Europe pour fédérer les droites radicales dans une coalition commune. Est-ce que cela vous inquiète ?
Chantal Mouffe — Ce type est très dangereux, et très malin. Il comprend ce qu’est la stratégie populiste et le traiter de fasciste ne servirait à rien. Il est clair qu’en ce moment, le rapport de force est en faveur du populisme de droite. Il faut s’y opposer en sortant des simples condamnations morales.
Les Inrocks — Pourquoi persistez-vous à utiliser le terme “populiste”, alors qu’il est si négativement connoté ?
Chantal Mouffe — En Europe, c’est vrai, il effraie. Ce n’est pas le cas en Amérique latine ou aux Etats-Unis, où tout le monde reconnaît que Bernie Sanders est un populiste de gauche. Pour moi, c’est le résultat d’une stratégie des élites dominantes pour stigmatiser toute mise en question du consensus au centre.
C’est assez hallucinant de voir l’inflation du terme populiste ces derniers temps. Le mot est désormais dévoyé : être contre l’Union européenne suffit à être taxé de “populiste”. Je ne veux pas stigmatiser les gens qui sont attirés par le populisme de droite. Sans cautionner la politique de ces partis, j’utilise donc ce terme parce qu’il y a une dimension populiste dans la démocratie même – “demos cratos”, le “pouvoir du peuple politique”. Il faut donner une dimension positive à ce mot.
Miossec — Mais en France, il renvoie au boulangisme et au poujadisme. C’est peut-être pour ça que ce mot fait si peur…
Chantal Mouffe — Oui, mais il y a dans toute l’histoire de France un autre populisme. Il y avait un élément populiste dans la politique de De Gaulle.
Miossec — De Gaulle n’aimait pas les bourgeois ! (sourire)
Chantal Mouffe — Au fond, il est étonnant qu’en France il y ait ce rejet du populisme, car après tout, la Révolution française est un mouvement populiste classique ! Il me semble que tous ceux qui veulent se revendiquer de la Révolution française devraient être populistes.
Miossec — Mais la France est une sorte de démocratie royaliste : on élit des rois…
Chantal Mouffe — Je n’avais pas pensé à ça ! (rires)
Pour un populisme de gauche (Albin Michel), 144 p., 14 €
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