Menant une vie marginale, un père et sa fille sont contraints d’abandonner ce mode de vie. Un film vertigineux sur le désir de retrait de la société
Portland vous évoque peut-être un pays de cocagne où le temps passe lentement, où l’on bouquine sous les porches en sirotant une bière microbrassée tandis que grésille un air grunge. Pour Will et sa fille Tom, pourtant, c’est déjà l’enfer citadin : en périphérie sauvage de la ville, dans une forêt secrètement investie par quelques bivouacs hobos, ils ont voulu une existence recluse, axée sur l’autosubsistance. Une vie sévère, boueuse, éreintante, mais choisie et aimée, et qui s’arrête net soudain le jour où les autorités, alertées de la présence d’une ado privée de toit et de scolarité, font main basse sur le campement.
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De là on eût pu imaginer quelques intrigues probables. L’encadrement liberticide des institutions, inaptes à tolérer un autre way of life que le consumérisme pavillonnaire. La tyrannie des papas-ermites à tendance gourou, adorés et craints par une progéniture qui doit se civiliser, même à contrecœur, et apprendra à se défaire de leur emprise – thème à la mode, de Captain Fantastic au Château de verre en passant par le best-seller My Absolute Darling.
Pourtant, rien de tout ça ne préoccupe Leave No Trace, second film distribué en France de la réalisatrice de Winter’s Bone (qui avait révélé en 2010 une certaine Jennifer Lawrence, ce qui incite à envisager du lourd pour la cinglante Thomasin McKenzie). Le père est un mystère permanent, jusqu’au-boutiste certes, mais aussi un être de raison, soucieux de maintenir vif le libre-arbitre de sa fille. On découvre, au fil des choix offerts à Will et Tom par l’assistance publique, une curieuse Amérique de l’entraide, équipée en dispositifs de réinsertion que ne renierait pas un programme mélenchoniste, composée de communautés rurales rythmées par la culture et la construction, loin des buildings de la ville mais aussi de son système de valeurs.
Mais même ceci, ce sera trop : Leave No Trace est un film sur la soustraction non pas à la ville, ni au village, mais à la société dans son principe. En progressant lentement vers l’extrémité de cette logique, le film de Granik trouve un vrai point de vertige, en profondeur sous la robinsonnade indé habituelle. C’est aussi que ce dessein s’exprime sourdement, invisiblement : la plus belle chose qu’arrive à filmer la cinéaste est l’indicible langage sans paroles, un dialecte tacite de mouvements et d’arrêts, qui circule du père à sa fille. Beau film de retrait, de silence, de non-emprise sur le monde : voilà son authentique sujet, dont le décor forestier n’est même, in fine, qu’un habillage.
Leave No Trace de Debra Granik (E.-U., 2018, 1 h 49)
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