Emporté par une crise cardiaque, dans la nuit du mardi 11 septembre,. cet enfant d’une république métissée était un champion toutes catégories du melting-pot culturel.
Leader du seul groupe en France à avoir pacifiquement pris d’assaut l’Assemblée nationale en distribuant aux députés le single de Douce France, algérien (il ne sollicitera jamais la nationalité française, en hommage à un oncle tué par l’armée française) mais citoyen du monde, Rachid Taha est l’un des rares artistes à avoir enflammé les pistes de danse, suscité l’intérêt des amateurs de chansons à texte, réveillé l’énergie des rockers (à l’époque où rock était encore synonyme de révolte), et fait vibrer l’âme d’une musique du monde débarrassée des scories du colonialisme.
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Les années 1980 – période de son éclosion artistique – sanctionnent l’émancipation des jeunes originaires d’Afrique du Nord, mais vivant en France, et donc écartelés entre deux cultures. Abordant avec la même fougue le raï de ses racines, la funk music ou le punk, il développera un talent protéiforme tout à fait unique.
Ce n’est pas un mince exploit d’avoir embrassé autant de styles différents, sans jamais perdre sa personnalité, ni son intégrité. Avec goût, investissement et constance, revendiquant la seule étiquette de “rockbeur”, et dans un contexte initialement hostile à toute expression maghrébine, Rachid Taha y est parvenu.
Naissance à Oran, le 18 septembre 1958
Rachid Taha est né à Sig (ville célèbre pour ses oliveraies), près d’Oran, en Algérie, le 18 septembre 1958. Traumatisé par la guerre d’indépendance, et peu satisfait des nouvelles orientations politiques du pays, le père de Rachid se résout à l’exil. La famille s’installe en Alsace (le petit garçon est alors âgé de 10 ans), puis rallie les Vosges, et le village lorrain de Lépanges-sur-Vologne (rendu célèbre au milieu des années 1980 par l’affaire Grégory).
Placé par ses parents – qui y voient l’une des clés de la réussite sociale – dans une institution catholique, c’est à l’âge de 20 ans que Rachid acquiert son indépendance pour devenir représentant de commerce et vendre au porte-à-porte des romans français. Cette expérience tourne court, et il retrouve les siens, depuis peu installés à Lyon.
Dès cette fin d’adolescence, et malgré la montée des tensions racistes qui accablent alors la société française, le jeune homme refuse de s’abriter au sein de sa propre communauté, préférant le péril de l’ouverture à la fausse sérénité du ghetto. Il découvre le travail en usine (où il monte des radiateurs), et, plus gratifiant, toutes les musiques du monde : de Led Zeppelin à Oum Kalthoum, Taha se nourrit de l’ensemble des émotions musicales qui passent à sa portée.
En 1981, Carte de Séjour
C’est avec des copains d’usine qu’il crée en 1981 le groupe Carte De Séjour (aux guitares, Eric Vaquer et Mohamed Amini ; Djamel Dif à la batterie ; Mokhtar Amini à la basse ; et au chant, sa voix douce et revendicative). Le nom choisi claque comme une insulte aux visages des plus réacs. Musicalement, les copains décident de tordre le cou à la tradition du raï (cette musique de débauche, et de dépravation sexuelle, selon ses détracteurs), en lui insufflant l’électricité d’un rock contemporain.
Dès cette époque (La Moda), Taha fustige ceux qui, reniant leurs racines culturelles, tentent, souvent en pure perte, le pari de l’intégration. Mais il sait également faire preuve de tendresse, comme pour cette Zoubida (très réussi premier cocktail entre le rock, la Jamaïque et l’Orient), jeune fille perdue dans les référents occidentaux. Leur premier disque sort sur un label confidentiel, Mosquito, ce qui ne leur vaudra qu’un succès d’estime.
Pourtant, déjà, les boucliers se dressent : certaines radios refusent d’accueillir des chansons interprétées en arabe. Et certains disquaires déclinent la mise en place. Eric Vaquer est remplacé par Jérôme Savy et le groupe commence à tourner dans les conditions précaires que connaît tout rocker débutant.
A cause de leur origine, on leur interdit de se produire à Marseille en première partie de Téléphone : Taha s’empressera d’immortaliser ce conflit avec le maire socialiste Gaston Defferre dans Bleu de Marseille. Cette chanson, et son funk de toutes les couleurs, commencera à être diffusée sur les ondes.
Un single de « Douce France » pour chaque député
Mais le chanteur, qui occupe ses moments de liberté en animant une émission dans la mythique station lyonnaise Radio Bellevue, a développé, au fil des mois, un sens aigu de la formule : la presse raffole de son analyse selon laquelle la musique de Carte De Séjour, c’est la babouche devenue santiag. En 1984 sort le premier album du groupe, enregistré à Rennes,
Rhorhomanie (le rhorho étant cette langue toute de mixité, utilisée par les immigrés arabes de la deuxième génération en France) qui célèbre une rencontre fructueuse et qui perdurera tout au long des années, entre Taha et l’ancien guitariste du groupe Gong, le producteur Steve Hillage – un temps égaré auprès des Simple Minds –, qui sera l’un des théoriciens de cette sono mondiale, unissant toutes les musiques, du Bosphore à la Seine.
Deux ans plus tard, Carte De Séjour enregistre un deuxième album. Intitulé Deux et demi – leur premier maxi 45t valant pour moitié – et toujours produit à Rennes mais par Nick Patrick, il est entièrement composé, à un titre près, de chansons interprétées en arabe. La seule exception est une reprise, toutes modulations orientales dehors, du classique, paisible, rose bonbon et fédérateur Douce France, signé Charles Trenet.
Bénéficiant de l’appui de certains milieux culturels positionnés à gauche, le groupe persuade Jack Lang, alors ministre de la Culture de François Mitterrand, de lui laisser distribuer ce single dans les travées de l’Assemblée nationale. Chaque député en reçoit une copie. On mesure assez mal aujourd’hui la détermination qu’il a fallu à ces jeunes Maghrébins pour réaliser pareil geste (auquel s’associera par ailleurs le grand Charles Trenet).
Un album qui passe à la trappe à cause de la guerre du Golfe
L’effet pervers du battage médiatique qui en résultera sera malheureusement de détourner le public des autres chansons d’un disque qui reste, les années passant, de très bonne facture. Mais le succès incontestable est à mettre au crédit d’un groupe qui, pour la première fois, parvenait à s’extraire du ghetto de Barbès, pour se faire entendre dans le pays tout entier.
A tel point qu’en 1986 Carte De Séjour gagne la place de premier groupe de rock français, en remportant le trophée du Bus d’Acier, et qu’en 1988, leur version de Douce France devient officieusement l’hymne des meetings de la campagne présidentielle de François Mitterrand.
C’est en pleine tournée en Allemagne (1989) que Carte De Séjour se sépare : le groupe ne fait là que transcrire la profonde crise d’identité qui accable à l’époque l’ensemble de ses membres. Taha part aux Etats-Unis, où il participe à un projet, avorté, avec Don Was, du groupe Was (Not Was).
Les pérégrinations du chanteur le ramènent alors à ses origines, et c’est à Oran qu’il prépare son premier album en solo (Barbès). Titre inopportun (auquel s’adjoint la chanson Le Bled) puisque, sorti au déclenchement de la guerre du Golfe, il vaut à l’album d’être l’objet de l’ostracisme des stations de radio.
Hymne à la différence
En 1993, Taha retrouve Hillage pour un deuxième album, Rachid Taha, emmené par l’extraordinaire Voilà,Voilà : le rythme très dansant en fait un favori des clubs anglais, et le texte, citoyen et clairement anti-Le Pen, décrypte sans ambiguïté les travers du racisme. Hymne national à la différence, Voilà, Voilà offre un équilibre rare entre danse et réflexion.
A noter également Indie, duo avec Bruno Maman, et Ya Rayah, ballade qui bénéficiera d’un nouvel enregistrement quelques années plus tard, pour le compte de l’album Diwân… et qui est devenue, depuis, l’hymne de la jeunesse de Beyrouth.
On ne change pas une équipe qui gagne : en 1995, le tandem Taha/Hillage édite l’album le plus electro, Olé Olé : entraîné par une phénoménale photo de recto de livret faisant figurer un Taha blond peroxydé et les yeux bleus, le disque ouvre encore davantage les chants/champs musicaux de l’artiste : de la Louisiane au Mexique, en passant par l’Arabie et la techno new-yorkaise,
Taha a manifestement choisi de ne pas choisir. Il part également en guerre contre le chômage, et ironise sur la devise de la République française, figurant au frontispice de toutes les mairies, puis adresse un amical salut à Quentin Tarantino (Jungle Fiction). Olé Olé peut en fait laisser penser à un virage définitif vers l’electro – à tort.
A nouveau steve hillage
Avec l’édition de son premier best-of, le double CD Carte blanche, en 1997, on assiste comme à un résumé des chapitres précédents. Une certaine boucle est bouclée en 1998, avec Diwân, album de reprises (équivalent à l’album Rock’N’Roll de John Lennon) de classiques chaâbi (musique citadine algérienne), de standards du groupe Nass El Ghiwane de Casablanca (engagés, ils ont été surnommés les Rolling Stones de l’Afrique) ou de Farid El Atrache (Libanais, maître du oud). Steve Hillage est de nouveau aux manettes.
Et c’est encore lui qui endossera la défroque de directeur artistique du show de Bercy 1, 2, 3 Soleil (en décalque du plus classique concert des Trois Ténors), où, en 1998, Taha, en compagnie de Faudel et Khaled, se produira devant près de 20 000 personnes.
L’événement, historique, fera naturellement l’objet d’une sortie d’album, comprenant entre autres une version en trio du Comme d’habitude de Claude François. Cette année-là sera par ailleurs celle des concerts, aux Etats-Unis, puis dans une gigantesque tournée française, au Québec, et enfin aux Francofolies de La Rochelle.
Une tournée mondiale ininterrompue
En 1999, une première pour le chanteur : il se produit en Egypte et, malgré son succès, il constate que son arabe n’est pas toujours bien compris sur les rives du Nil ! Made in Medina est le disque de l’an 2000 (il obtiendra une Victoire de la Musique en 2001), et, encore une fois, Rachid Taha, toujours secondé par Steve Hillage, fait imploser les habitudes, intégrant cette fois la musique néo-orléanaise, et la mystique vaudou. On note, parmi les invités, Geoff Richardson, violoniste du groupe anglais Caravan, ou Femi Kuti, fils de Fela.
Les années suivantes permettent au Franco-Algérien d’assouvir sa soif de voyages : après une désormais traditionnelle tournée française (et en particulier dans les festivals estivaux), il se produit aux Etats-Unis, au Canada, puis entame une exceptionnelle tournée asiatique, qu’il parachève par quelques concerts en Australie et en Nouvelle-Calédonie, en Espagne et en Belgique.
Partout, la même ferveur, et le même rassemblement dans un creuset de multiples cultures musicales. En toute logique, un album live (sobrement intitulé Rachid Taha Live, et enregistré sur la scène de L’Ancienne Belgique de Bruxelles) est édité en 2001.
“Je suis africain”
Septembre 2004 voit la sortie d’un nouvel album (énigmatiquement intitulé Tékitoi), sombre et introspectif. Si Steve Hillage est toujours présent, le disque, enregistré entre le Caire, Londres et Paris, accueille rien moins que Christian Olivier (des Têtes Raides) ou Brian Eno, ainsi qu’un duo avec Kaha Beri, superstar géorgienne de la chanson.
La percutante version du Rock The Casbah de The Clash (enregistrée en hommage à Joe Strummer, disparu deux années auparavant – une interprétation saluée par Mick Jones comme supérieure à l’originale) sera un nouveau succès, qui prendra tout son sens dans les nombreux concerts organisés à la suite de la sortie du disque.
https://www.youtube.com/watch?v=A5wVZ-W3dNw
Et en un émouvant souvenir d’un concert donné par les Britanniques dans la salle parisienne de Mogador, et de l’impression durable, toute en sensation de maladresse et de sincérité, qui en avait résulté pour Taha. On peut relever dans les thèmes des chansons, résolument rock, outre les habituelles préoccupations sociales, des questionnements plus existentiels et personnels.
Taha poursuit son expatriation artistique en se produisant en 2005 en Russie (en compagnie de Brian Eno), puis en Grande-Bretagne et, de nouveau, aux Etats-Unis. En 2006 sort Diwân 2 qui, comme son nom l’indique, est un nouveau florilège nostalgique et enraciné, où il est cette fois accompagné par l’Ensemble de cordes du Caire. La même année, son nom figure au programme de Stop The War Coalition, album collectif destiné à recueillir des fonds pour lutter contre l’expansionnisme armé des Etats-Unis.
Rachid poursuit son ouverture au monde en 2009, avec l’album Bonjour, et sa chanson-titre, fruit d’une collaboration avec Gaëtan Roussel (Louise Attaque), puis grâce à Zoom, neuvième album studio où, dans une métrique proche de Serge Gainsbourg, il s’autorise un hommage vibratile à Oum Kalthoum, et, croisant Mick Jones, Brian Eno ou Jeanne Added, entre nostalgie et rage rock’n’roll, démontre qu’il n’a rien perdu de son charme, ni sa voix de son éclat. On attend un album, désormais posthume, dont le premier single résonne comme une profession de foi : Je suis africain…
Défricheur, dénué d’a priori, artiste et citoyen, démontrant en près de trente-cinq ans de carrière à la fois sa curiosité culturelle, sa soif de rencontres, et son refus des injustices, Rachid Taha s’est frayé un chemin à la force du micro dans la chanson francophone. Son parcours affiche également, et de manière limpide, ce à quoi peut ressembler la France de demain : ouverte sur le monde, sur les autres et sur les différences. Rachid Taha nous a appris à défier les habitudes.
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