Au lendemain de son décès, retour sur l’œuvre de Paul Virilio, philosophe et urbaniste hors norme, penseur de la vitesse qui inspira plusieurs générations d’artistes, architectes et écrivains.
Paul Virilio nous a quitté le 18 septembre, à 86 ans. Espérons que sa mort, d’un arrêt cardiaque, ait été rapide et foudroyante, à l’image de sa pensée si vive, intuitive, irréductible. Ce serait la moindre des politesses, pour un homme qui sut mieux que quiconque saisir la vitesse, l’instantané, l’accélération et la délocalisation : comme les caractéristiques fondamentales de notre époque. “J’ai appris la mort de Paul à toute vitesse, ou plutôt en pleine vitesse, écrit Hala Wardé, architecte, bras droit de Jean Nouvel, élève et amie du philosophe. Je conduisais quand sa fille m’a dit : ‘il est mort’, j’ai immédiatement et inconsciemment accéléré, j’ai dû penser qu’il aimerait ça…”
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Une foi quasi mystique et des convictions politiques proches de l’anarchisme
Né en 1932, d’un père italien communiste et d’une mère bretonne catholique, le jeune Paul est traumatisé dans son enfance par la guerre, ces bombardements allemands qui ne cessent de pleuvoir sur Nantes. Une fois la paix rétablie, il part explorer les blockhaus des plages de l’Atlantique, étudie l’ingénierie des bombardiers. De là naissent sa fascination pour la technique, la vitesse, et la désintégration – ce qu’il appellera plus tard “l’esthétique de la disparition”. La plasticité massive des bunkers, ces architectures puissantes fixant l’horizon, font l’objet de ses premières recherches, une étude phénoménologique entreprise en 1958. Vingt-sept ans plus tard, il en concevra “Bunker archéologie”, une exposition restée dans les annales de l’architecture et de l’urbanisme. A la carrière universitaire, le jeune homme préfère pourtant le travail manuel, œuvrant comme maître verrier tout en suivant le soir les cours de Vladimir Jankélévitch et Raymond Aron à la Sorbonne.
Homme de paradoxes, tiraillé entre une foi quasi mystique et des convictions politiques proches de l’anarchisme, Paul Virilio se convertit au catholicisme en 1950, sans pour autant s’intéresser à la théologie ni croire au dogme. Les églises le fascinent, il réalise les vitraux de Saint Paul de Vence avec Henri Matisse, de Varengeville avec George Braque. La rencontre de Claude Parent est aussi décisive. Aux côtés de cet architecte iconoclaste, il ose affirmer sa conviction scandaleuse, hérétique : la similitude entre les lieux sacrés du christianisme et les abris de défense construits par les nazis. Les deux hommes conçoivent l’église Sainte-Bernadette à Nevers, “répulsive” coque de béton inspirée des bunkers. En 1963, ils créent le groupe “Architecture principe”, mouvement d’utopie appliquée décrétant la fin de l’horizontalité et prônant une “fonction oblique” dans laquelle le corps se meut dans l’instabilité et l’équilibre dynamique.
La disparition de l’espace
Instabilités, corps, subversion, accélérations : la révolte de 1968 confirme ses intuitions. Ses cours de l’Ecole Spéciale d’architecture (qu’il dirigera et présidera par la suite) deviennent un véritable laboratoire d’expérimentations en la matière, qui marquera entre autres Jean Nouvel. Tandis que la gauche se lamente sur l’échec de la révolution marxiste dans les années soixante-dix, lui interroge les causes, critique les idéologies, revendique les luttes écologiques et évoque “ce pouvoir d’absorption des sociétés civiles par des États ou des organisations qui, dans tous les domaines, aspirent à fonder la mécanique de leur puissance sur le développement exclusif des techniques de guerre, civile ou étrangère.” (Défense populaire et luttes écologiques, 1977).
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Il anticipe la ville du futur, la délocalisation généralisée, annonce la disparition de l’espace dans une poétique visionnaire qui inspirera des textes majeurs de Georges Perec (Espèces d’espaces), Michel de Certeau. Prophétique sans le vouloir, il relie dès 1977 Vitesse et Politique en une analyse qu’on pourrait appliquer parfaitement à “l’état d’urgence permanent” qui caractérise notre décennie : “La vitesse, c’est la vieillesse du monde… emportés par sa violence nous n’allons nulle part, nous nous contentons de partir et de nous départir du vif au profit du vide, de la rapidité. Après avoir longtemps signifié la suppression des distances, la négation de l’espace, la vitesse équivaut soudain à l’anéantissement du Temps : c’est l’état d’urgence.”
Il souhaitait concevoir un “conservatoire des catastrophes”
Dès 1988 il s’intéresse aux nouvelles images, vidéogrammes, hologrammes, imageries de synthèse, qu’il définit comme une “nouvelle logique, paradoxale, de l’image”. Il pense ainsi la guerre du Golfe, Ecran du désert (1991), puis conceptualise ce qui restera sa grande invention : la dromologie, “science de la vitesse”. Ces dernières années, Virilio était revenu à son idée de concevoir un musée, ou du moins un “conservatoire des catastrophes”, aboutissement logique d’une vie entière à observer les liens incestueux entre la technologie, la vitesse et la guerre. “Catastrophes industrielles ou naturelles, dont la progression est devenue non seulement géométrique mais géographique, si ce n’est cosmique”, écrivait-il, prophétique, dans l’Accident originel (2005). Il s’était aussi engagé, plus que jamais, dans la défense des sans-logis et des exclus, notamment au sein du Haut Comité pour le logement des personnes défavorisées. Un intellectuel authentique, comme il y en existe de moins en moins.
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