Incroyable sur scène, impérial en studio, Denzel Curry était de passage à Paris pour la sortie de son troisième album, « TA13OO ». Rencontre.
La veille de notre entretien, dans les bureaux du label Caroline, Denzel Curry s’était réfugié dans un studio parisien pour travailler sur de nouveaux morceaux et s’essayer à de nouvelles sonorités. Quelques jours plus tôt, l’Américain était en concert au Climax Festival, et l’ambiance bordelaise l’a visiblement bien marqué. On lui demande alors s’il a profité de ce séjour et de ces séances en studio pour bosser avec des rappeurs ou producteurs français, mais la réponse est négative. En vrai, ce serait surtout pour éviter de procrastiner, comme s’il ressentait en permanence le besoin de satisfaire une imagination visiblement en surrégime. Quitte à se coucher à cinq heures du matin et à se réveiller seulement quelques minutes avant notre interview. C’est donc les yeux fermés et le corps affalé dans un canapé que Denzel Curry répond à nos questions. Ce qui ne l’empêche pas de rester ouvert à la discussion. Et à la confession.
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Il y a peu tu as quitté Carol City, Floride, pour t’installer à Los Angeles. C’était nécessaire pour toi de laisser ta ville d’origine derrière toi ?
Je ressentais beaucoup de frustration par rapport à mon quotidien à Miami et j’avais envie de faire preuve d’égoïsme, de gérer ma vie comme je l’entends et pas forcément rester lié à des personnes qui peuvent être néfastes pour moi. Je ne dis pas cela pour faire genre, c’est la vérité : les rares fois où je suis retourné en Floride, j’ai appris qu’un tel avait été tué, qu’un autre était en prison… Je ne connaissais pas forcément grand monde à Los Angeles, mais il fallait que j’essaye de m’éloigner au maximum de cet environnement. Rien ne change là-bas.
Los Angeles, c’est une ville de rêve pour un rappeur, non ?
L’histoire de la ville parle d’elle-même, tant de grands albums ont été enregistrés ici. On y trouve plein de bons studios, l’atmosphère y est plutôt cool, avec beaucoup de soleil et l’océan à côté, un tas d’excellents rappeurs traînent ici et, surtout, tu ne sais jamais qui tu vas croiser en studio. Artistiquement, c’est très stimulant.
Tu penses que le fait de vivre là-bas a eu une influence sur ton son ?
Pas la ville en elle-même, mais ça m’a permis de bosser avec un mec comme DJ Swish sur le titre Cash Maniac. C’est quand même un mec qui a fait beaucoup de productions pour YG, donc ça a amené une vibe différente.
C’est ce genre de rencontre qui t’a encouragé à mettre en place trois atmosphères bien distinctes sur TA13OO ?
Ouais, je voulais qu’il y ait d’un côté la fantaisie/l’espoir, de l’autre l’enfer et au milieu de tout ça une ambiance plus réaliste. Je trouve que ça donne une certaine ampleur au disque, et moi, ça me permet de m’éclater aussi bien d’un point de vue musical que textuel. J’ai pu habiller mon disque d’une certaine façon, avec des morceaux très durs et très énervés à la fin, et quelques tubes pour s’ambiancer au début de l’album.
Pourquoi avoir choisi ce sens-là ? On aurait pu penser que tu ailles plutôt de l’obscurité vers la lumière, dans le sens où ta vie semble moins difficile qu’il y a encore quelques années…
C’était juste un délire artistique ! Je voulais que TA13OO parle de ma vie, de comment j’étais et de comment je suis aujourd’hui, d’où je viens et où j’en suis désormais. C’est vrai que tout va beaucoup mieux à présent, mais je ne me voyais pas faire un album qui serait parti de l’obscurité vers la lumière. Faire l’inverse m’éclatait davantage.
C’est ce qui t’intéressait dans le fait de publier Percs en tant que deuxième single : balancer un titre qui ne soit pas vraiment un tube et qui parle de la culture de la drogue ?
C’est non seulement une façon de prendre le contrepied, mais aussi de ne pas publier des singles qui parlent de choses légères comme c’est régulièrement le cas actuellement. Je n’ai rien contre ce qui se crée aujourd’hui, mais j’ai l’impression que le rap game est saturé par ces titres qui ne racontent finalement pas grand-chose. À terme, ça risque de nuire à notre culture, et ça entraîne tout un tas de décès que l’on aurait peut-être pu éviter… Mac Miller est mort, Lil Peep aussi, DJ Screw nous a quitté il y a bien longtemps à cause d’une overdose… Il est temps que l’on en parle, que l’on agisse et que les gens comprennent que la drogue ne se limite pas au milieu du rap. C’était déjà le cas à l’époque de Kurt Cobain, on glorifiait son mode de vie et je pense que ça l’a impacté. Percs, raconte un peu tout ça : c’est un morceau engagé au sein d’une époque qui ne l’est pas vraiment.
Il y a quelques mois, tu tweetais que tu voulais changer le rap game. C’était dans cette optique là ? Faire comprendre à l’industrie musicale qu’elle joue un rôle dans tout ça ?
Je ne suis pas là pour juger les artistes, je respecte la plupart d’entre eux, mais on sait que la consommation de lean est très répandue aujourd’hui, les gens s’en vantent même. Personnellement, ce n’est pas mon mode de vie et je regrette le fait que l’industrie ne soutienne que des artistes qui racontent la même chose. Après, est-ce que ça encourage les artistes à adapter leur mode de vie en fonction de leurs textes ? Moi je pense que oui. On leur fait croire que ça fait partie de leur image d’artiste, mais c’est faux : ça ne fait que créer un cercle vicieux où les jeunes pensent que ça se passe comme ça et reproduisent les codes de leurs côtés. Moi, je ne veux pas mourir pour que vous puissiez vous mettre à apprécier ma musique, je veux prouver que l’on peut se tenir à l’écart de tous ce délire et produire quelque chose de grand.
Tu penses que TA13OO a le potentiel de faire bouger les choses ?
Ça constitue en tout cas une étape, et pas seulement pour le rap. Je veux impacter tous les genres musicaux.
On te sent très engagé. Pourtant, dans Sirens, tu dis ne pas avoir voté aux dernières élections américaines…
Non, et j’en suis fier. J’aime mon pays, j’aime les gens, mais je n’ai aucun respect envers ce qui se passe actuellement, envers la politique du gouvernement actuel ou encore envers la façon dont sont comptabilisés les votes. Ce n’est pas le peuple qui décide, au final, mais bien le collège électoral, ce qui biaise tous les résultats. Si tout ce système change et que l’on nous présente des options sérieuses, et pas seulement des candidats pourris, je changerai certainement d’avis. Mais pour le moment, je ne veux pas jouer à ce jeu-là.
Tu ne te considères donc pas comme un artiste politique ?
Alors ça, non ! Pas du tout ! Je ne veux rien avoir à faire avec la politique, je ne fais que raconter ma réalité. Si elle trouve un écho chez d’autres personnes, tant mieux. Mais je pense avant tout en termes artistiques, et pas en fonction de ce qui se passe dans le monde. Un artiste politique se doit de réagir aux différents événements, trouver la bonne façon de guider ses auditeurs ou composer des morceaux contestataires. Un peu comme YG a tenté de le faire avec FDP. Moi, je n’ai pas cette ambition-là, je choisis les thèmes qui me tiennent à cœur, mais je n’ai obligation à le faire.
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