Sous l’objectif de Vincent Ferrané, dix-sept jeunes femmes artistes se révèlent dans un espace aussi secret que symbolique : l’atelier. Retour sur un an et demi de travail en immersion.
Les photographies d’atelier d’artistes fascinent. Tant et si bien qu’elles ont, depuis l’invention du médium, également joué un grand rôle dans la construction de la mythologie de l’artiste moderne. Seulement, un rapide regard d’ensemble sur les exemples les plus fameux en témoigne : cette mythologie là, figée sur la pellicule et dans le marbre de l’histoire, est celle du grand artiste moderniste, c’est-à-dire mâle et blanc.
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Photographe des espaces intimes, Vincent Ferrané, remarqué avec Milky Way paru l’an passé, dresse pour son nouveau livre Visitor le portrait de dix-sept artistes femmes qu’il suit pendant plus d’un an et demi. Qu’elles pratiquent la peinture, la sculpture, la performance ou tout autre chose encore, elles sont toutes saisies au travail dans leur atelier. De la palette de pratiques et de processus ne se dégage aucun constat d’ensemble, mais plutôt une attention fine à des individualités Mais qui, souvent et malgré tout, se retrouvent forcées à prendre position par rapport au fait d’être une artiste femme.
La photographie d’atelier est presque un genre en soi. Certaines collaborations sont restées historiques : Hans Namuth photographiant Jackson Pollock ou Hollis Frampton Frank Stella. En commençant la série, avais-tu des images en tête ?
Vincent Ferrané – En effet, Hans Namuth pour ses photos et également pour ses films réalisés à travers une vitre, dans l’intention de montrer la gestuelle picturale de Pollock ; procédé utilisé plus tard par Henri-Georges Clouzot dans Le mystère Picasso. On peut aussi penser, comme exemple plus hexagonal, aux portraits d’atelier de Giacometti par Henri Cartier Bresson. Mais comme le montrait en creux l’exposition Dans l’Atelier au Petit Palais en 2016, il s’agit historiquement du genre quasiment exclusivement masculin, où dans une disparité patrimoniale, Louise Bourgeois comme Joan Mitchell font figure d’exception. La photographie d’atelier s’est en effet largement développée dans la perspective de sacraliser l’artiste, de renforcer l’idée de « génie » et sanctuariser le lieu même. Elle s’est calquée sur une vision de l’histoire de l’art occidental elle même androcentrée, où la portée artistique universelle a longtemps été associée au masculin.
De ton côté, tu ne photographies que des artistes femmes. Etait-ce un geste délibéré, militant ?
Je ne sais pas si c’est une série militante en tant que telle, mais l’idée du projet m’est d’abord venue en lisant, il y a quelques années, Why Have There Been No Great Women Artists? de Linda Nochlin. Dans cet essai fondateur de 1971, l’historienne de l’art montrait comment les conditions de production des œuvres des artistes femmes, c’est-à-dire le contexte social, institutionnel et économique, n’ont pas permis l’éclosion et l’accompagnement nécessaires à celles-ci. Et comment ce passé, malgré un changement des lois et des mentalités avait toujours des répercussions à son époque.
Ces questions ont également trouvé résonance dans mon histoire familiale, puisque ma grand-mère avait été admise aux Beaux-Arts de Paris dans les années 1940 et qu’elle était alors parmi les rares femmes de sa promotion. Malgré sa passion, elle a renoncé à sa carrière artistique pour se consacrer à son mari médecin et à sa famille. Par vrai choix personnel ou à cause des normes sociales ? Les entraves des mentalités, en particulier celles bourgeoises, ont constitué un véritable obstacle à l’émancipation et à la réalisation de soi pour les femmes à cette époque.
Quelle était la situation que tu as découverte en France à Paris en 2018 ?
Les évolutions récentes sont positives, mais des associatiosn comme AWARE (Archives of Women Artists Research and Exhibitions) ou l’observatoire de l’égalité femmes hommes dans la culture rapportent que les artistes femmes restent globalement sous – ou – mal représentées. Dans les écoles d’art, elles sont majoritaires à plus de 60%, alors qu’elles ne constituent ensuite que 30% des nommées et lauréates des plus prestigieux prix d’art contemporain. Un classement des 500 meilleur.e.s artistes contemporains nés après 1945 ne compte pour 2017 que 14% de femmes, dont 30% sont de surcroît nées après 1980.
J’ai choisi de faire cette série en essayant d’intégrer les perspectives et les paradoxes d’une représentation uniquement d’artistes femmes. Loin d’essentialiser un art féminin, j’ai voulu décrire la liberté ou la recherche de liberté d’exercer leur art de ces femmes artistes, pour pouvoir chacune choisir librement la portée du mot « femme » dans l’expression « artiste femme « . Pour les artistes qui ont stratégiquement choisi de le placer au centre de leur création, être une femme est un élément indispensable, tandis que pour d’autres, il est parfois juste secondaire ou accessoire.
L’intention de Visitor est de faire un pas de coté vis à vis d’une curation dont le critère principal serait une étude de genre, et de découvrir l’espace et le temps précieux de la création contenus dans un travail en cours, d’observer finalement pour reprendre l’expression de Geneviève Fraisse : « ce qui fait histoire » dans l’atelier des dix-sept femmes artistes réunies dans le livre : Amélie Bertrand, Apolonia Sokol, Caroline Corbasson, Chloé Quenum, Eva Nielsen, Georgia Russell, Jeanne Briand, Jennifer Caubet, Julie Beaufils, Lucille Uhlrich, Marion Verboom, Mathilde Denize, Maude Maris, Mimosa Echard, Mireille Blanc, Sarah Trouche and Zoé de Soumagnat
Comment les as-tu rencontrées ?
Plusieurs d’entre elles se trouvent être mes amies. Lorsque je leur ai demandé si être une femme intervenait de quelque façon que ce soit dans leur vie artistique, j’ai été surpris par la variété de leurs réponses. L’une d’elles m’a dit que lorsqu’elle est dans son studio, elle est simplement une artiste et qu’être une femme ne compte pas. Une autre, au contraire, que c’est un élément essentiel qu’elle n’oublie jamais et qu’elle place au centre de son travail. D’autres encore, que malgré leur manque d’opinion définitive sur le sujet, elles avaient souvent été obligé pendant leurs études puis leur activité professionnelle de se positionner sur la question. J’ai donc décidé d’étendre la série à d’autres artistes femmes issues de la scène émergente parisienne, dont j’apprécie le travail, qui ont des approches multiples et des pratiques artistiques variées telles que la peinture, la sculpture, l’installation ou la performance
L’atelier est un espace intime, secret, l’équivalent de cette « chambre à soi » qu’évoque Virginia Wolf. Quel a été ton processus de travail avec les artistes ? As-tu suivi un protocole ou au contraire tenté de coller à la manière de faire de chacune ?
La référence de la chambre à soi fait bien sur sens car c’est un lieu souvent obtenu de haute lutte. J’avais aussi à l’esprit les très belles choses qu’a écrites Gaston Bachelard dans La poétique de l’espace. Pour certaines artistes, l’atelier est une pièce de leur propre maison ; pour d’autres, un espace temporaire à investir puis à quitter. Il s’agit finalement autant d’un lieu vécu qu’un espace imaginé ou rêvé. C’est une zone de liberté et d’expérimentation mais également de travail acharné et de doutes, de mise en abyme pour l’artiste et l’œuvre d’art. C’est un espace organisé, parfois avec un côté laboratoire, quelque chose de très technique. C’est aussi un espace intime, étrange et personnel.
Pour Visitor, le processus était assez long. Pour moi, l’art est avant tout une pratique, l’activité qui précède la fabrication d’une pièce. J’ai donc essayé de trouver un moyen de montrer ce que signifie le travail à l’atelier et ce qui définit quelqu’un en tant qu’artiste dans cet espace. J’ai essayé sans recours à la mise en scène de m’adapter aux processus de chacune et de me concentrer sur les gestes, qu’ils fassent partie du processus artistique ou non, pour capter avant toute chose l’énergie, la tension et l’engagement.
Par l’usage du flash, j’ai choisi de donner une forme d’unité de traitement dans le but de créer un dialogue entre elles sous l’angle du processus de création. L’atelier est un lieu où les choses changent assez rapidement : les œuvres d’art à peine achevées partent pour les expositions et les artistes elles mêmes se déplacent pour des shows ou des résidences. Comme je souhaitais pouvoir aller plusieurs fois dans l’atelier de chaque artiste pour voir les processus et l’évolution des œuvres, le projet a pris plus d’un an et demi.
Ton dernier livre portait déjà sur la sphère domestique. Comment t’y prends-tu pour photographier l’intimité ?
Lorsqu’elle s’inspire du réel, la photographie travaille beaucoup sur la distance à trouver avec son sujet, un espace physique et symbolique d’autant plus fragile lorsqu’il s’agit de la sphère intime. Je trouve intéressant de traiter ces sujets de façon résolument subjective en intégrant comme matière ce lien entre le photographe et la personne photographiée. Visitor, le titre du livre, souligne cette intention. Je suis en tant que photographe et homme photographe un invité dans un espace, intime, de création qui n’est pas le mien et dans lequel je dois composer avec mon identité, ma culture, mon histoire pour faire une série d’images de ce qui se joue et qui soit la plus juste possible. En cela, il y a des similitudes avec mon précédent livre Milky Way, où dans le cadre familial d’un huis clos, je tentais de trouver une place de spectateur actif, à la fois engagé mais à distance.
As-tu l’impression de prolonger des expositions comme Elles@Centre Pompidou ou plus récemment, Mademoiselle au CRAC Sète, prenant le parti de ne montrer que des travaux d’artistes femmes ?
Ma position et le travail que je délivre n’est pas vraiment comparable puisque ces expositions montrent avant tout les œuvres d’artistes femmes et ce sont ces oeuvres que l’on va voir. Mais il y a des similitudes. D’une part, certaines artistes du livre comme Apolonia Sokol ou Mimosa Echard sont également dans l’exposition Mademoiselle au CRAC Sète. Et d’autre part, la façon de présenter ces artistes ne cloisonne pas le critère de genre à une fin en soi. Il le laisse ouvert à la manière d’une actualisation de l’importance du rôle de ces artistes, et marque également un pas nécessaire vers une meilleure et plus large représentation des artistes femmes en général.
Le champ de la photographie n’est pas épargné par ces questions. As-tu toi-même, en tant que photographe, l’impression de percevoir une différence de traitement de ces questions entre des domaines finalement encore plus ou moins cloisonnés, l’art contemporain et la photographie ?
Malheureusement, le constat qui peut être fait pour l’art contemporain peut l’être également pour la photographie. La proportion supérieure des femmes diplômées d’écoles d’art et leur sous-représentation dans des expositions d’envergures est la même. Ce qui est malgré tout encourageant, c’est que les Prix découverte et les espaces qui laissent une large part aux scènes émergentes comme le livre photo sont beaucoup plus paritaires. Ils témoignent, sinon d’un changement de paradigme, au moins d’une juste représentation des femmes photographes. Mais ces évolutions arrivent aussi dans un contexte de crise sans précédent du secteur de la photographie qui menace de précarisation les acteurs du domaine, cette fois-ci tous sexes confondus.
Propos recueillis par Ingrid Luquet-Gad
• Vincent Ferrané sera en signature pour la sortie de son livre Visitor le jeudi 27 septembre de 18h à 20h à la Librairie Yvon Lambert à Paris
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