Troisième compte rendu du festival de Toronto avec le triomphe de « Green Book », le beau documentaire « What we’re gonna do when the world’s on fire? », le modeste mais intense « The Public », « Jessica Forever » de Caroline Poggi et Jonathan Vinel qui confirme les espoirs placés dans le jeune tandem et enfin l’impressionnant quoi qu’inégal « First Man » de Damien Chazelle.
Si, lors de la sortie de Dumb and Dumber De en 2014, quelqu’un nous avait dit qu’on verrait le prochain film de Peter Farrelly, sans son frère Bobby, dans un grand festival international, et que ce film, Green Book, y glanerait une réputation si flatteuse que les bookmakers le placeraient dans leur liste #oscars2018, on lui aurait sans doute mis une baffe en le traitant de knucklehead (crétin), à la Three Stooges. Le cinéaste lui-même semblait ne pas y croire lorsque, introduisant son film sur la scène du Elgin Theatre, il précisa que c’était la première fois de sa carrière que de tels honneurs lui étaient rendus.
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Honneurs mille fois mérités : Green Book est un triomphe, un come-back après quinze ans d’éclipse commerciale (quand bien même les films restaient pour la plupart très beaux), un classique instantané dont le seul défaut est de nous obliger à de pénibles contorsions grammaticales pour l’inclure dans sa – enfin leur – filmographie fraternelle (pas d’inquiétude cependant pour Bobby : dans une interview donnée récemment au magazine Cinemateaser, Peter expliquait qu’il avaient depuis longtemps envie de se consacrer à des projets solo, sans que cela signifie l’explosion de la paire).
Un chemin grandiose
Comme la plupart des films de la fratrie, Green Book est un road-movie. Mais il s’inspire cette fois d’une histoire vraie : la tournée historique, en 1962, dans le sud encore ségrégué des Etats-Unis, du pianiste classique, virtuose, hautement éduqué et, accessoirement, noir, Don Shirley, accompagné de son chauffeur-garde-du-corps, italo-américain, bourrin, rustre, et accessoirement, raciste, Tony « Lip » Vallelonga (dont le fils, Nick, a co-écrit ce scénario). On s’en doute : comme dans tout film de ce genre (par exemple le ronflant Miss Daisy et son chauffeur, dont il est une variation inversée, et surtout amélioré), les deux finiront par faire la paire. Mais en même temps, comme dans tout road trip, c’est moins l’arrivée que le chemin qui compte.
Et celui-ci est grandiose. Tant dans l’écriture (pluie de punchlines, gags à double ou triple détentes) que dans la mise en scène (d’une élégance et d’une précision dix coudées au dessus du tout-venant télévisuel dans lequel se complait trop souvent la comédie américaine), tant dans le jeu (Viggo Mortensen, hilarant en ragazzo scorsesien ; Mahershala Ali, délicieusement distingué, aux antipodes de son rôle dans Moonlight) que dans le propos. C’est une partition virtuose qui se joue là, digne des meilleurs John Landis ou même, pourquoi pas, Frank Capra. Peu de films récents ont abordé avec une telle finesse les liens entre race et classe aux Etats-Unis, balayant les systèmes d’identification faciles et factices, tout en préservant une véritable complexité à chaque personnage. Bref, une grande comédie politique qu’on attend, de pied ferme, début janvier en France.
What we’re gonna do when the world’s on fire? et The Public dessinent ce qui fait le peuple
Deux autres oeuvres, aux ambitions et formes totalement différentes, sont venues éclairer la démocratie américaine, ses idéaux et ses failles, au moment où celle-ci est confrontée à une de ses pires menaces. Dans What we’re gonna do when the world’s on fire?, le documentariste italien Roberto Minervini continue d’explorer son pays d’adoption, posant cette fois ses caméras dans une communauté afro-américaine de la Nouvelle-Orléans, berceau du renouveau des Black Panthers. Sa force est de toujours débusquer des personnages bigger than life, dont on peine à croire qu’ils ne sont pas fictionnels (et pourtant ils ne le sont pas), et de les magnifier par une mise en scène patiente. La langue, comme incantée, est sublime, les visages, filmés en gros plans noirs et blancs, déchirants, et peu à peu, se construit devant nos yeux et nos oreilles une communauté politique, qui ne peut compter que sur elle-même pour exister, dans l’adversité.
C’est aussi, peu ou prou, l’idée derrière The Public d’Emilio Estevez (celui-là même, oui), que de dessiner ce qui fait peuple. Mais le fils de Martin « President Bartlet » Sheen, plutôt qu’à la cohésion interne, s’intéresse davantage à ce qui communique, aux liens entre les gens et les institutions : fonctionnaires, usagers d’un service public, politiques, police, et média. Comme dans Ex Libris de Frederick Wiseman, tout s’organise ici autour d’une bibliothèque publique, à Cincinnati, dirigée par Jeffrey Wright (ce génie) et Emilio Estevez, sacrément assagi depuis qu’il passa un célèbre samedi après-midi dans une bibliothèque, celle du Breakfast Club. En deux mots : lors d’un hiver particulièrement rude où tombent un à un les SDF, Estevez accepte de s’enfermer avec une centaine d’entre eux dans le bâtiment public, pour réclamer davantage de foyers d’accueil, provoquant ainsi une crise politique. Réalisé simplement, sans esbroufe mais avec acuité, comme un épisode de The Wire qui prendrait particulièrement son temps, servi par un beau cast, très 90’s (outre les deux déjà cités, Alec Baldwin et Christian Slater, ainsi que Jena Malone et Taylor Schilling), The Public est le genre de films, adulte, dialectique, sans high concept, qu’Hollywood fabrique de moins en moins. Espérons qu’il saura le rencontrer, son public.
https://www.youtube.com/watch?v=StNfkQrdoGM
Décollage imminent avec Jessica Forever et First Man
Quelques mots, pour terminer, sur deux beaux films qui nous ont fait décoller de Toronto vers l’ailleurs : Jessica Forever de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, et First Man de Damien Chazelle. Le premier confirme les espoirs placés dans la jeune paire de cinéastes français, en reprenant les motifs disséminés dans leurs courts-métrages (pavillons de banlieue peuplés d’une jeunesse romantique, connectée, fantomatique et fascinée par la violence ; horizon méta-fictionnel venant contrer la trivialité du quotidien ; douceur de vivre malgré tout) pour les restituer ici dans un ordre plus ou moins aléatoire, avec un certain relâchement (un poil trop peut-être), et une grande originalité. Ça ressemble à plein de choses (les teen movies d’action américains ou japonais, Yann Gonzales, Nocturama), et en même temps à rien d’autre.
https://www.youtube.com/watch?v=T1wUzd5ZI50&frags=pl%2Cwn
Le second quant à lui n’est pas parfait, mais il confirme Chazelle en cinéaste de l’exploit professionnel au prix de l’effondrement intime (en l’occurrence Neil Armstrong sacrifiant son équilibre familial pour aller marcher sur la Lune — quelle drôle d’idée). Surtout il impressionne par ses scènes d’action, filmées au plus près de la peau et des yeux bleus de Ryan Gosling, plus minéral et mystérieux que jamais, acteur-miroir par excellence. The First Man, le premier homme, c’est ainsi, d’abord, le reflet de tous les autres.
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