[Le monde qu’on veut #27] Chaque semaine, un entretien avec un·e artiste ou un·e intellectuel·le sur le monde qu’ils et elles souhaitent voir advenir. Aujourd’hui, le journaliste indépendant Sébastien Porte, auteur du livre Le dernier avion (Tana éditions), s’interroge sur l’avenir du voyage.
Retrouvez les épisodes précédents de notre série :
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>> Episode 25 : Guillaume Périssol : “Le système pénal cible davantage les classes dominées”
>> Episode 26 : Daniel Tanuro : “Le capitalisme va nous effondrer, à moins que nous ne l’effondrions”
>> Episode 27 : Pascal Boniface : “C’est la fin de l’ivresse de la mondialisation”
Journaliste indépendant, collaborateur régulier des magazines Télérama et Ça m’intéresse, Sébastien Porte vient de publier un livre qui résonne beaucoup avec l’actualité : Le dernier avion – Comment le trafic aérien détruit-il notre environnement ? (Tana éditions). Alors que le confinement a mis un coup d’arrêt brutal au trafic aérien, réduisant considérablement la pollution de l’air, la reprise est engagée malgré des restrictions aux voyages. Est-ce à dire que la crise sanitaire mondiale n’aura pas d’effets durables sur notre manière de voyager ? Pour Les Inrockuptibles, Sébastien Porte décrypte l’évolution des mentalités vis-à-vis du voyage en avion et appelle à “démonétiser la relation à l’ailleurs et à la beauté du monde”.
Votre livre se veut un cri d’alarme contre les dégâts environnementaux causés par le trafic aérien. La crise du Covid aurait pu être un accélérateur de cette prise de conscience. On a pourtant l’impression d’un retour à la normale. Etes-vous plutôt optimiste ou pessimiste à ce sujet ?
Sébastien Porte – Difficile de lire dans l’avenir. D’un côté, certains éléments pourraient favoriser une décroissance aéronautique, comme la récession à l’échelle mondiale que l’on va connaître. La solvabilité des classes moyennes des pays en développement, sur laquelle on comptait beaucoup pour nourrir le trafic aérien international, va prendre un coup dans l’aile. Il y aura probablement moins de vols que ce que les industriels imaginaient dans les prochaines années. On aura aussi pris de nouvelles habitudes : le télétravail, les téléconférences… Et cela va de pair avec une prise de conscience générale. On aura donc une moindre propension à se précipiter sur les avions pour un simple colloque ou pour 48h de vacances dans une ville étrangère. Les jeunes générations des pays développés sont déjà très conscientes de cet enjeu.
En Suède, le Flygskam (littéralement, “honte de prendre l’avion”) a fait baisser le trafic aérien de 8 % au premier semestre 2019. Et ça peut se propager au reste de l’Europe. Le vent n’est plus en poupe pour les voyageurs frénétiques, on le sent bien. Quand on raconte son dernier voyage à Amsterdam ou Venise sur un week-end à des ami·es, on suscite en général plus de réprobation que d’adhésion.
Mais d’autres éléments indiquent que tout va repartir comme avant. Mon sentiment personnel est qu’il n’y a pas de changement majeur à l’horizon. La courbe du trafic aérien va reprendre son mouvement ascensionnel. Je ne crois pas à l’idée d’un “monde d’après” qui serait totalement différent du monde d’avant. L’épidémie est un fait exogène. On ne va pas réinventer le monde pour expier le péché environnemental qu’on aurait commis.
12 juillet 2020, retour à l'anormale pic.twitter.com/NkTToPF5lN
— Lorelei Limousin (@Lorelei350) July 12, 2020
Qu’est-ce qui vous rend si sceptique en la matière ?
D’ici 2050, on va continuer à être de plus en plus nombreux, proche des 10 milliards. Et les gens qui vivent dans des pays où on voyageait peu ou pas du tout commencent eux aussi à avoir envie de voyager. De plus, le discours ambiant sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre, et sur la modification nécessaire des comportements, est antagonique avec les opérations de sauvetage en direction de l’industrie aéronautique. Quand on injecte 7 milliards d’euros de prêts garantis pour Air France, sans contrepartie environnementale ou sociale, et qu’on annonce 750 milliards d’euros de plan de relance européen qui vont profiter en partie au tourisme, ça laisse sceptique. La flotte aérienne va se restructurer. Avant la crise, Airbus imaginait passer de 20 000 à 50 000 avions d’ici 2030. Les prévisions de commande l’obligent cependant à revoir à la baisse cette anticipation. La demande serait moitié moins importante que ce qu’elle était avant la crise. Et dans cette flotte, la part des longs courriers va sans doute se réduire.
Puisqu’au niveau politique la volonté semble faire défaut, le complexe moral à prendre l’avion, qui existe et se répand de plus en plus dans la société, peut-il avoir une influence sur le nombre exponentiel de passagers par an ?
Oui, j’y crois. La génération Ryanair est en train de se faire supplanter par la génération Flygskam. A l’enthousiasme qu’on pouvait avoir dans les années 1990-2000, quand on constatait qu’on pouvait faire le tour de l’Europe pour quelques dizaines d’euros, est en train de succéder un discours beaucoup plus globalisant sur la question des impacts environnementaux. Il y a vingt ans, prendre l’avion était valorisant, c’était quelque chose qui construisait une identité, qui témoignait d’une ouverture sur le monde, on était dans la lignée de la vision luxueuse et romantique du voyage aérien. Cette époque est finie. Mais ce sentiment ne touche qu’une part de la jeunesse consciente d’Europe et d’Amérique du Nord. Cet effet pourrait bien être dilué dans un mouvement mondial beaucoup plus radical, avec l’émergence d’un désir de voyager dans les pays en développement.
Une photo de Roselyne Bachelot dans un avion Paris-Nantes a récemment suscité de nombreux commentaires désobligeants, alors qu’on parle beaucoup de la nécessité de réduire, voire de supprimer les vols internes. Est-on sur la bonne voie dans ce domaine ?
Oui, on est en bonne voie. Quand Delphine Batho et François Ruffin avaient proposé la suppression de certaines liaisons aériennes dès lors qu’on pouvait les faire en train, en 2019, ils avaient suscité des cris d’orfraie à l’Assemblée nationale. Cette idée avait été considérée comme une atteinte à la liberté d’entreprise et à la liberté de se déplacer. Un an plus tard, c’est Le Maire lui-même qui nous ressort cette proposition. On va supprimer les lignes lorsque l’alternative ferroviaire est inférieure à 2h30. Cela va dans le bon sens, mais c’est tout de même très timoré, car ça ne va toucher qu’un nombre limité de liaisons : le Paris-Nantes sur lequel Roselyne Bachelot avait encore envie de s’aventurer ces derniers jours, le Paris-Bordeaux, le Paris-Lyon, mais pas le réseau transversal.
En route pour #nantes. pic.twitter.com/baJh07fTr5
— Sarah Gaubert (@GaubertS) July 18, 2020
Cela représente une réduction du trafic intérieur de l’ordre de 10 %. Dans la proposition des élus Batho et Ruffin en 2019, on s’acheminait vers une suppression de l’ordre de 50 % de ce trafic, ce qui fait déjà plus sens. Il faut préciser que les trajets qui polluent le plus sont les trajets internationaux. La suppression des trajets intérieurs est symbolique : personne n’en souffrira dans sa chair. A mon avis, c’est une contrepartie environnementaliste que le gouvernement a obtenue de l’industrie aérienne pour mieux faire passer la pilule des aides massives qui vont leur être accordées. C’est une mesurette intéressante, mais sans grand impact.
Quelle est l’alternative à l’avion ?
Les trains de nuit par exemple sont de très bonnes solutions, pour remplacer les trajets intracontinentaux, qui rejettent beaucoup plus de gaz à effet de serre que les vols intérieurs. Le groupe ferroviaire autrichien ÖBB a lancé la commande de nouveaux trains de nuit, “Nightjet”, et c’est rentable ! On doit pouvoir faire la même chose. En France il y avait une vingtaine de trains de nuit dans les années 1990. Aujourd’hui ils n’existent plus. Il faut les rétablir. Macron a fait une annonce dans ce sens, mais comme Saint Thomas, j’attends de voir pour croire.
Notre rapport au voyage doit-il changer ? Cette période de vacances, dans une période où nous sommes encore en vigilance par rapport à l’épidémie, va-t-elle être favorable à ce changement ?
Oui, à mon sens, la meilleure manière d’accéder à la décroissance aéronautique n’est pas tant de recourir aux taxes ou aux réglementations, que de renverser notre imaginaire du voyage. Celui-ci est nourri par un faisceau d’influences : la littérature, le cinéma, la publicité, les conversations, l’éducation qu’on reçoit, avec une vision valorisante et valorisée de l’ailleurs. De ce point de vue, quand je vais dans le métro parisien, j’observe que les publicités qui autrefois proposaient des lagons bleus et des séjours à prix cassés à Djerba ou Goa ont été remplacées par des campagnes de marketing régional pour l’Indre, l’Ardèche, la Corrèze et la Sarthe.
L’obligation faite de réduire le rayon de nos déplacements cet été va probablement modifier nos mentalités. On va redécouvrir la proximité. Même s’il n’y a pas de lien de cause à effet direct, saisissons-nous au moins de cette opportunité qu’aura été la crise sanitaire pour repenser notre rapport au voyage aérien, et au voyage en général ! Au lieu de faire six vols pour quatres jours de vacances à l’échelle d’une année, pourquoi ne pas en faire un seul pour trois semaines de séjour ? Et arrêtons de passer notre vie penchés sur notre smartphone. Je pense que ça contribue à modifier notre rapport à “l’ici et maintenant”. On en a perdu l’habitude de la contemplation de notre environnement immédiat, et de la relation humaine. On va chercher la beauté du monde comme une expérience (tarifée) qui ne peut rimer qu’avec exotisme lointain. Il faut reprendre contact avec le réel et démonétiser la relation à l’ailleurs et à la beauté du monde. Et pour cela, il faut se déconnecter de ces écrans, qui sont des poids dans notre relation au monde. Les écrans nous ont si bien détourné de ce qu’est la réalité de la vie, qu’on prend plaisir à reconstituer cette réalité à l’autre bout du monde ! Peut-être que si on reprenait pied avec le réel, en cessant de se faire réduire en esclavage par les technologies numériques, nous aurions moins ce besoin d’aller s’acheter de l’exotisme aux antipodes.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Le dernier avion – Comment le trafic aérien détruit-il notre environnement ?, de Sébastien Porte, Tana éditions, 256 p., 18,90 euros
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