Dans son dernier ouvrage, Ta-Nehisi Coates revient sur les enseignements de huit ans de présidence Obama et le rôle fondamental du racisme et du suprémacisme blanc dans la société américaine.
En octobre dernier, We were Eight Years in Power. An American Tragedy de Ta-Nehisi Coates était publié aux Etats Unis (Présence Africaine en publiera une traduction en français au mois d’octobre 2018). Le New York Times annonçait que cet évènement littéraire et politique ferait beaucoup de bruit, le comparant au décollage d’une fusée à Cap Canaveral… Deux mois plus tard l’auteur décidait en effet de se retirer des réseaux sociaux, pour rechercher le calme.
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Celui qui est devenu une figure majeure de la vie intellectuelle américaine en même temps que « le journaliste noir » de The Atlantic – titre qu’il revendiquait jusqu’à son départ du mensuel en juillet 2018 – a entrepris, un an après l’élection de Donald Trump, de dresser le bilan des huit ans de présence de Barack Obama à la Maison blanche en menant une réflexion sur la culture, l’identité et les fondations racistes de l’histoire américaine. Son ouvrage se structure autour de huit de ses principaux articles écrits durant cette période : de « Voici comment nous avons perdu face à l’homme blanc« , « analyse critique de la démarche de Bill Cosby » [cinéaste et acteur noir américain, depuis accusé de viols et d’agressions sexuelles] ; à « Mon président était noir« , vibrant éloge du parcours de Barack Obama ; en passant par des réflexions sur la vision des noirs américains de la guerre de Sécession, « l’américanité » de Michelle Obama ou la dette de l’État américain envers la population noire.
Une histoire de l’Amérique et du « nationalisme noir »
Le soubassement de sa vision, volontairement pessimiste, de la société américaine est le rôle fondamental de la suprématie blanche dans l’histoire de cette nation, depuis la guerre d’Indépendance jusqu’aux évènements de Charlottesville en août 2017. Le choix du titre structure le livre autour de l’idée de similarité entre l’Amérique de la Reconstruction (1865-1877) [période durant laquelle des hommes noirs et métis furent élus à des responsabilités politiques dans les anciens états de la Confédération ; leurs mandats furent marqués par une amélioration des conditions de vie et l’hostilité des populations blanches. ndlr.], et l’Amérique de 2008 qui élit Barack Obama : seules des circonstances extraordinaires ont pu pousser les Américains à élire un président noir – dans un cas la guerre de Sécession, dans l’autre, la crise économique, la guerre en Irak et Katrina. Ces deux périodes de « bon gouvernement noir » [Good Negro Government selon les termes de W.E.B. Du Bois, historien et politique noir américain de la fin du XIXe et du XXe siècle. ndlr.] sont sources d’une frayeur sans pareil parmi la communauté blanche qui en vient à une contre-réaction : dans un cas les lois « Jim Crow » [Lois instaurant de 1876 à 1964 la ségrégation raciale, notamment dans les États du sud. ndlr.] dans l’autre, l’élection de Donald Trump.
« Si l’on voulait vraiment comprendre ce pays, cette prétendue tentative de deux siècles pour établir une société sur la base des valeurs des Lumières, je ne pouvais penser meilleur moyen pour l’étudier qu’à partir du point de vue de ceux que cette société a exclus et pillés pour mettre ses valeurs en oeuvre », décrit Ta-Nehisi Coates.
L’ouvrage retrace le parcours d’un apprentissage, celui d’une histoire, d’une culture et d’une identité – s’il « contient un message, c’est [la] conviction que l’écrivain est un étudiant et non un prophète » écrit l’auteur. Or, de son parcours dans lequel il emmène le lecteur, il tire la conclusion que c’est précisément la connaissance et l’accès au savoir qui ont été pris aux jeunes noirs : « L’histoire américaine, qui était la mienne, constate-t-il, n’était pas un récit triomphal, mais une monumentale tragédie […] Être noir en Amérique c’était être victime du pillage. Être blanc c’était tirer profit de ce pillage« .
Quelques semaines après la parution de son ouvrage dans lequel il déplorait le manque d’intérêt des noirs pour la guerre de Sécession, Coates était l’auteur d’un nouvel article pour The Atlantic. Il s’agissait d’une recommandation d’ouvrages pour être « moins stupide » sur ce sujet. Il explique ce manque d’intérêt par le récit qui en est fait par les blancs pour les blancs, qui ne correspond pas à la réalité de la communauté noire : l’esclavage était déjà « une guerre contre la famille noire« . Coates exhorte ainsi les noirs américains à s’approprier l’histoire de leur pays, à la connaître et à la transformer. Aux yeux du journaliste, l’accession de Barack Obama à la présidence en fut la plus grande opportunité.
Les espoirs et désillusions d’un écrivain
Pour l’auteur, l’élection puis la présidence de Barack Obama ont été une opportunité exceptionnelle pour les noirs américains. Sa « plus grande réussite » fut de « permettre à l’imaginaire noir de cerner l’idée qu’un homme puisse être culturellement noir et autre chose encore« . Il est l’homme capable de créer une passerelle entre l’identité noire et celle américaine par sa capacité à jouer ce que Coates appelle « la ligne de couleur » [l’ensemble des codes culturels implicites ou explicites qui définissent l’appartenance à l’une ou l’autre communauté. ndlr.] Alors que dans son dernier film, Spike Lee joue avec les codes linguistiques communautaires, Coates salue la capacité d’Obama de manier aussi bien la langue des élites blanches que celle du South Side [un quartier populaire noir de Chicago. ndlr.]. Le couple Obama représente ainsi l’opportunité d’une « troisième voie » pour les noirs américains, « celle d’être [eux-mêmes] » en assumant pleinement leur identité.
Le ton qui prédomine cependant dans cet ouvrage est celui d’un pessimisme radical que certains ont voulu rattacher à l’athéisme revendiqué de l’auteur. L’auteur renvoie la notion de « nationalisme noir » à celle de « rêve » bien qu’il reconnaisse l’importance du « sentiment d’appartenance à une lignée ». Quant à l’idée d’intégration, reposant sur le consentement des blancs à céder leurs prérogatives « par obligation morale », il l’écarte du domaine du possible. La « rage politique » qu’a rencontrée Obama contre chacun de ses projets constitue pour Coates la preuve qu’il n’y a rien à attendre des blancs et l’espoir soulevé par l’élection de 2008 s’effrite tout au long du livre. L’exemplarité d’un Obama face aux « indignités » de Trump sont la preuve d’une certaine immuabilité du racisme blanc aux États-Unis selon l’auteur.
Sa plus grande et dernière désillusion trouve son origine dans la soirée d’adieu donnée par les Obama à la Maison Blanche. À deux semaines des élections présidentielles, personne à cette soirée ne se doutait de leur dénouement et l’atmosphère qui prédominait était due, selon l’auteur, au « sentiment que cette famille noire […] représentait le meilleure de la communauté noire, faisant honneur aux leurs, par son comportement et son élégance incomparables. » Cette soirée est celle d’une élite noire qui a accompli ce à quoi personne ne s’attendait. Et l’auteur de confronter la confiance du président sortant en ce qu’il appelle « l’innocence blanche » aux votes de ceux qui, après avoir voté pour lui, choisirent Trump en 2016, un homme n’ayant besoin, pour être élu, que de son argent et de la « colère blanche ».
« On dit que Donald Trump n’a pas de véritable idéologie. C’est faux, son idéologie c’est celle de la suprématie blanche dans toute sa splendeur, agressive et moralisatrice. » Coates, dont le sens de la formule lui vient d’année d’écriture sur différents blogues, réfute tous les discours selon lesquels l’élection de Trump est l’expression de la détresse d’une Amérique de petit blancs, méprisés par les élites et en rupture avec les grandes métropoles cosmopolites. Le vote Trump est avant tout un vote blanc et l’attitude des Démocrates qui préconisent un rapprochement vers ces populations blanches défavorisées s’explique par le fait que « le maintien de l’honneur des blancs et de ses attributs demeure au centre de la pensée américaine libérale« , explique l’auteur.
L’éloge d’une présidence noire
S’il était arrivé à Coates de se montrer critique à l’égard de Barack Obama, notamment concernant sa politique « raciale », ce livre fait l’éloge de son bilan, mettant en avant la voie ouverte aux noirs américains par l’ancien président. Cette vision n’est pas partagée par tous. Cornel West, intellectuel philosphe et enseignant à Harvard a réagi à la parution de ce livre par un article offensif dans The Guardian. Il y dépeint Coates comme « le visage néolibéral de la lutte noire pour la liberté« . L’importance donnée au suprémacisme blanc comme clef d’explication des injustices subies par les noirs est qualifiée par le philosophe de « fétichisme » qui aveugle l’écrivain:
« Any analysis or vision of our world that omits the centrality of Wall Street power, US military policies, and the complex dynamics of class, gender, and sexuality in black America is too narrow and dangerously misleading« [Toute analyse ou vision de notre monde qui ne tient pas compte de l’importance du pouvoir de Wall Street, des politiques militaires américaines et des dynamiques complexes de classes, gendre et sexualité au sein de l’Amérique noire est trop étroite et dangereusement trompeuse. ndlr.]
Cette opposition frontale entre les deux hommes se joue d’abord sur le plan des idées mais pas seulement. Comme de nombreux médias l’ont rappelé, Cornel West mène une campagne contre Barack Obama et sa politique, alors que Coates en fait l’éloge. De plus, le rapport entre les deux hommes s’articule autour de la rivalité pour un « leadership » de la réflexion politique afro-américaine. D’autres voix se sont élevées pour reprocher à Coates son « essentialisation raciale« , aussi bien conservatrice (David French de la National Review) que libérale (Georges Packer du New Yorker). L’écho qu’a rencontré l’ouvrage de Ta-Nehisi Coates trouve son origine dans la pertinence du propos de l’auteur : il interroge l’Amérique sur son identité, sa culture, son histoire et la capacité qu’elle peut avoir de prendre en compte chacun et chaque communauté.
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