Onze associations d’aide aux migrants ont saisi le tribunal administratif de Lille, le vendredi 16 juin 2017. Objectif ? Dénoncer les « atteintes graves et répétées aux droits et libertés » des migrants. Reportage à Calais auprès de bénévoles.
Il est un peu moins de 20 heures et la journée commence à peine pour Quentin, Mathieu et Laurène, « On va rouler jusqu’à deux heures du matin ». Ensuite, une autre équipe prendra le relais. « On est dans l’urgence, l’objectif, c’est d’assurer au moins un repas par jour », glisse Mathieu, 31 ans, en se frottant le visage pour chasser des traces de fatigue. Ce volontaire d’Utopia 56 explique que des maraudes sont mises en place par les différentes associations sur place, chaque nuit. « Mais on ne peut plus faire la distribution tranquille ces derniers temps, la police nous contrôle plus souvent, assure-t-il. On s’épuise vite, c’est dur physiquement et c’est dur mentalement… »
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« Vous avez 15 minutes, pas plus », prévient un agent de sécurité devant le parc Richelieu, situé dans le centre-ville de Calais, dès la camionnette garée. Quentin, 22 ans, lui jette un bref coup d’œil, ne répond rien, et continue de distribuer des repas à la va-vite à un petit groupe de jeunes Oromos, une ethnie en Ethiopie. « Il y a eu des conflits avec les Erythréens, donc ils ne vont plus au point de distribution », raconte-t-il.
Un jeune garçon arrive et demande un pull pour se protéger du froid. Un autre, des sous-vêtements. Le temps de distribuer quelques thés, la sécurité revient : « Les rassemblements ne sont pas autorisés sur la voie publique, donc vous allez devoir y aller. » Quelques ultimes rations sont distribuées, et le trio finit par remonter dans la camionnette, direction la gare. A Calais, la nuit, associatifs et forces de l’ordre sont amenées à jouer au chat et à la souris.
Éviter « tout point de fixation »
En cause ? Les « points de fixation ». Depuis janvier dernier, de nombreux migrants sont de retour à Calais. Ils seraient près de 600 selon les associations et 350 selon la préfecture du Pas-de-Calais. Et c’est un véritable bras de fer juridique qui s’est engagé entre les associations locales et la maire de Calais, Natacha Bouchard (LR), qui souhaite empêcher le retour d’une éventuelle « Jungle ». En mars dernier, la mairie a ainsi pris un arrêté interdisant la distribution des repas dans la zone industrielle des Dunes, au prétexte que ces derniers seraient des rassemblements illégaux. Ce périmètre avait ensuite été élargi pour éviter « tout point de fixation » dans Calais.
Malgré l’annulation de cet arrêté par le Tribunal administratif, les volontaires dénoncent des « intimidations incessantes sur le terrain ». Et la pression monte encore, estime Vincent de Coninck, chargé de mission du Secours Catholique à Calais. « La mairie veut faire comme si, depuis le démantèlement de la Jungle, c’était réglé alors qu’il y a de plus en plus d’arrivées. Donc c’est la surenchère. » Les associations ont été contraintes de passer de deux à un seul repas toléré par jour, explique-t-il. « Vous mettez en place une douche, c’est un point de fixation, vous distribuez des repas, c’est un point de fixation, vous vous asseyez à trois, c’est un point de fixation… »
De son côté, la préfecture du Pas-de-Calais a rappelé que son objectif est d’éviter la « réapparition de campements permanents, tant dans l’intérêt de la population calaisienne que des migrants eux-mêmes qui risquent leur vie en tentant de passer clandestinement en Grande-Bretagne ».
« Tu deviens fou »
Safi dormait aux alentours de la rue des Verrotières quand les forces de l’ordre sont arrivées. Paniqué, le jeune Afghan de 23 ans explique avoir couru dans les bois, laissant son sac avec ses effets personnels et son portable. « J’ai perdu mon duvet aussi ». Le regard éteint, il raconte aussi ses nuits sans sommeil. « On est réveillé tout le temps, on ne dort qu’une ou deux heures par nuit, tu deviens fou. » Safi profite alors de la brève présence des associations pour faire le plein d’eau, récupérer un repas, mais aussi, saisir un moment de répit.
Ce n’est qu’entre 18 h et 19 h 30, sur ce terrain vague, situé dans la zone industrielle des Dunes, que la distribution des repas est autorisée par la mairie. En dehors de cet horaire, les distributions sont interdites, et le site est surveillé le reste du temps par la gendarmerie, afin d’éviter tout rassemblement.
Alors que les repas se terminent, les camions de CRS arrivent, et les migrants se lèvent pour se disperser dans les bois environnants. Safi, lui, se dirige vers « the mountain » pour la nuit, une petite colline artificielle entre deux entrepôts. De son côté, Alex, 26 ans, observe l’évacuation du terrain vague par les forces de l’ordre. D’autres volontaires les filment avec leur portable.
Cela fait deux ans et demi qu’il est présent à Calais, et pour lui, il y a un retour en arrière, à la période de l’après-Sangatte : « Avant le démantèlement, à la période de la Jungle, au moins, il y avait un lieu pour aider les exilés, ils ne se sentaient pas comme des animaux traqués dans les bois. » Le terrain vague, propriété de la communauté d’agglomération Grand Calais Terres et Mers, a ainsi été entièrement grillagé depuis le 13 juin. « On est pas supposé nous empêcher d’aider les réfugiés, mais c’est pourtant ce qui se passe, s’inquiète Alex, on a l’impression que c’est illégal de donner à manger ou à boire, on est épuisé… »
Des bénévoles sous pression
Un peu plus loin du terrain vague, dans une ruelle adjacente, Médecin sans Frontière (MSF) a posé sa camionnette blanche. Une vingtaine de personnes sont déjà venues pour se faire soigner, et certaines attendent encore assises sur des bancs, malgré la fin de la distribution. « Contrairement à Paris, il y a peu de maladies graves, comme des tuberculoses. Ici, c’est plutôt des plaies, ou des entorses, explique Corinne Torre, cheffe de mission pour MSF, c’est typique d’un lieu en tension, de gens qui courent pour échapper aux contrôles et qui tombent par terre, et on a également eu des personnes gazées avec des besoins de collyres. »
Présentes à Calais du 12 au 16 juin, les équipes de MSF ont répondu à l’appel des associations. « Mais les bénévoles sont cramés, ils sont vraiment claqués, alors si notre présence peut leur apporter un peu de répit… » soupire la responsable.
« Cela fait un mois que le Secours Catholique nous alertait sur le manque de soin, mais le déclenchement de notre venue, c’est vraiment la pression qui pèse sur les associations locales. Les bénévoles ont le sentiment d’être considérés comme des activistes… »
« Des activistes qui instrumentalisent les migrants »
Onze associations d’aide aux migrants, dont Utopia 56, L’Auberge des migrants, le Secours Catholique ou encore Help Refugees, ont ainsi saisi le tribunal administratif de Lille en référé, le vendredi 16 juin, pour faire « reconnaître les atteintes graves et répétées aux droits et libertés et d’enjoindre aux autorités de mettre en place un dispositif garantissant le respect des droits fondamentaux de base. » Une procédure administrative qui intervient peu après le message d’alerte du Défenseur des droits Jacques Toubon, qui a dénoncé, après sa venue à Calais, « des conditions de vie inhumaines » et d’une gravité « inédite ».
A ces entraves administratives s’ajoute désormais un sentiment de stigmatisation. Lors d’une conférence de presse, Natacha Bouchard ciblait ces « activistes qui instrumentalisent les migrants ». Une comparaison qui hérisse le responsable du Secours Catholique, Vincent de Coninck.
« C’est nouveau ce tour de passe-passe rhétorique, qui laisse à penser que les associations font le jeu des réseaux de passeurs quand on installe une douche. Ce qui favorise les réseaux, c’est, au contraire, l’absence de voix légale, l’absence de lieux de rencontre ! Là, on tombe dans une logique de criminalisation des aidants… »
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