Deuxième compte rendu du festival de Toronto. Malgré l’excellente réputation qui précédait « Roma » de Cuaron, on ne peut s’empêcher d’éprouver une certaine déception. Le dernier film de Dolan nous a pour sa part beaucoup intrigué tandis que Claire Denis livre avec « High Life » une expérience de cinéma totalement ahurissante.
C’est peu dire que Xavier Dolan était attendu, dans son pays (mais pas sa ville), après avoir tant différé la première de son premier long métrage en langue anglaise, avec un cast hollywoodien (mais une production anglo-canadienne). Dans la salle électrisée et pleine à craquer du Winter Garden Theater, il introduisit le film par la lecture d’une lettre qu’il écrivit à 8 ans à son idole d’alors : Leonardo DiCaprio.
Cette lettre est bien entendu le point de départ de The Death and Life of John F. Donovan, où Dolan se projette dans un enfant engageant une relation épistolaire de plusieurs années avec une star du petit écran — alors que dans la vraie vie, l’acteur du Titanic ne lui répondit pas. Interprété par Kit Harrington (lui aussi une star de la TV : Game of Thrones), John Donovan décède dans la première scène du film ; et c’est par un dispositif sinueux, à plusieurs niveaux de récits emboités, rappelant celui du Grand Budapest Hotel de Wes Anderson, que l’on va accéder à sa biographie, ainsi qu’à celle du gamin qui, devenu adulte, les rapporte à un tiers — vous suivez ?
Ses deux récits de vies, séparées géographiquement et temporellement mais liées par une correspondance secrète, donnent à Dolan l’occasion de déployer toutes ses marottes : relation compliquée à la mère (Natalie Portman pour le petit Jacob Tremblay, Susan Sarandon pour Kit Harrington), génie précoce, amour impossible et homosexualité. C’est ce dernier thème qui constitue le cœur du récit : combien il est absurde qu’en 2018, il soit encore si difficile pour une star de faire son coming out. Formellement, le cinéaste toujours pas trentenaire (29 ans) réalise un film plus sage qu’à l’accoutumée, nimbé dans la lumière chaude et soyeuse de son chef opérateur habituel, André Turpin, mais qui bout cependant sous la surface, et dont on donnerait cher pour voir un jour la version longue (quatre heures au lieu de deux, parait-il), avec les scènes coupées de Jessica Chastain, les plus célèbres depuis celles de Mickey Rourke dans La ligne rouge de Terrence Malick.
Cuaron, trop virtuose ?
Alfonso Cuaron, de son côté, ne s’est nullement assagi en passant sous pavillon Netflix, mais il livre hélas un film enflé, à la séduction néanmoins indéniable. Sans tenir compte du fait que la plupart des spectateurs verront son film sur un écran de taille plus ou moins réduite — ce qui n’est nullement un reproche, au contraire —, le réalisateur mexicain couronné à Venise lâche ici la Grande Forme, avec œillades à Fellini ou Buñuel, dont il ne retient que les tics : noir et blanc somptueux (ou tout autre adjectif en « -ueux », genre voluptueux) et long plans chorégraphiés, enregistrant les moindres détails de la vie d’une famille bourgeoise de Mexico City, en 1971.
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On entre dans leur foyer du quartier de Roma par le truchement d’une femme de ménage, qui observe et ordonne, silencieuse le plus souvent, le train-train de ses maîtres, quand elle ne profite pas de ses congés pour s’encanailler avec un jeune homme de sa classe sociale, fan d’arts martiaux — très belle et drôle scène de démonstration de katana, dans un film qui d’ailleurs n’est pas avare de moments de grâce, là n’est pas le problème. S’inspirant de sa propre enfance, Cuaron n’a que de la bienveillance pour son petit monde, qui lui-même ne manifeste quasiment que de la tendresse, nonobstant les mesquineries d’un papa vite périphérisé par le récit, et la violence politique concentré dans une scène de bataille urbaine inspirée d’un évènement réel (le massacre de Corpus Christi). Le problème est que sa virtuosité, sous couvert de précision, finit par écraser la vie, par la mécaniser, par rendre ses épiphanies calculées, sa vérité affadie.
Trou noir
A rebours de ce « grand cinéma digne », Claire Denis a livré avec High Life un film résolument malpoli, perturbant, coupant, irréductible. Auréolé d’une réputation sulfureuse, même si on n’a pas très bien compris ce qui avait poussé certains spectateurs torontois à quitter la salle pour aller vomir, écœurés au bout de quelques dizaines de minutes seulement, High Life est en quelque sorte une réponse à Interstellar, tout comme Solaris était une réponse à 2001 — ce qui n’enlève rien à aucun, on peut aimer tous ces films pour des raisons différentes. Ici aussi, il est question de voyage sans retour en direction d’un trou noir, pour tenter de sauver l’humanité du désastre. Mais bien vite, les astronautes-bagnards engagés de force dans cette mission (à la Douze salopards), dont l’énormissime Robert Pattinson et l’excellent Andre 3000 d’Outkast, réalisent qu’ils ne sont pas là pour recueillir l’énergie du trou noir — selon le « processus de Penrose », hélas effleuré par le film, ce qui est dommage car c’est très poétique, allez vérifier sur Wikipedia — mais plutôt pour se livrer aux expériences corporelles étranges de leur garde-chiourme-sorcière-maquerelle. Le trou noir, il est d’abord en elle.
Juliette Binoche (décidément géniale chez Claire Denis) tente ainsi par tous les moyens de féconder, puis de faire naître un bébé, dans ce pourtant peu accueillant vaisseau, qui ressemble à une brique UHT géante éclairée par Olafur Eliasson — grande idée de production design —, quand elle n’assouvit pas ses désirs sexuels dans une « fuck box » ad hoc— immense idée de production design. La biologie l’emporte donc ici sur la physique (malgré les conseils de l’éminent astrophysicien Aurélien Barrau) ; et il s’agit surtout de voir, plus que de savoir (la raison n’a pas tellement droit de cité dans ce film sensitif), comment les corps s’adaptent à un environnement aussi hostile. Voyageant dans des zones tourmentées qu’elle a déjà explorées par le passé (dans Beau travail ou Trouble Every Day), Claire Denis pose en fin de compte la question à mille balles du moment : que deviendra-t-on quand on aura tout détruit, quand on réalisera qu’on n’est qu’amas de chair, de sang, de lait, de pisse, de merde, et de sperme vaguement assistés par des machines défaillantes ? Réponse : des petits gars prisonniers de briques UHT se demandant comment on fait les bébés.