DJ Mehdi est parti il y a dix ans, déjà. Au cours de sa (trop courte) carrière, il a produit avec une inventivité sans faille 113, Rocé ou encore MC Solaar. En 2002, nous l’avions rencontré à l’occasion de la sortie de son album solo “The Story of) Espion”, une odyssée hypnotique mêlant rap, house, soul et rock. Nous nous publions ici cet entretien en version intégrale.
A quoi reconnaît-on un bon disque ? Sans doute à une multitude d’éléments plus ou moins bien agencés mais qui, au final, gardent, quoi qu’on y fasse, une dose irréductible de mystère, une part envoûtante d’inconnu. Ces disques-là, on les compte généralement sur peu de doigts. Et on hésite toujours à les écouter jusqu’au bout, de peur d’en découvrir, par erreur, le sens caché, une fausse vérité forcément décevante. De quoi sont donc faits ces disques ? On n’en sait rien et on ne veut pas le savoir.
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Ne pas savoir, surtout, quelles saveurs, quels parfums ont présidé à la confection d’un album comme (The Story of) Espion, disque étrangement hypnotique d’un faux inconnu, DJ Mehdi. Parisien du nord, DJ, producteur talentueux et tentaculaire, Mehdi, 25 ans à peine, sévit depuis longtemps dans l’ombre de quelques-unes des plus iconoclastes aventures du rap français. On l’a ainsi croisé derrière l’irrévérence de Karlito et Rocé, derrière le succès du premier album des trublions 113 (et leur hit arabica Tonton du bled), aux côtés de Kery James durant les années fondatrices de leur groupe commun Ideal J, à la barre d’Espionnage, un des labels hip-hop les plus défricheurs en France.
Pourtant, comme la plupart des autres producteurs, il est resté caché par ses machines, abrité par ses samplers, à l’ombre des tchatcheurs qu’il mettait en son. (The Story of) Espion bouleverse, calmement, ces dernières données et éclipse tout ce que Mehdi aurait pu faire dans des vies antérieures ou parallèles – aussi inspirées qu’elles aient pu être.
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La tentation serait grande, tout d’abord, de tracer des lignes qui conduiraient, en remontant le temps, de Mehdi à Massive Attack ou DJ Shadow (son influence évidente et avouée), de ne voir dans (The Story of) Espion qu’un album de hip-hop abstrait de plus. Une tentation à laquelle on ne cédera pas tant, chez Mehdi, préside un souci d’écriture musicale singulière et inspirée, qui le place sur la même échelle que ses aînés : là où Massive Attack roule des mécaniques froides, (The Story of) Espion déroule une histoire ; là où Shadow étale sa culture de marabout funk, Mehdi joue la simplicité des arrangements, le minimalisme des thèmes. En écumant les histoires parallèles de la musique, en mettant côte à côte les Beatles, John Barry et Public Enemy, son album remet de la vie, de l’inspiration et, surtout, du mystère au centre du hip-hop, au coeur de la musique.
(The Story of) Espion n’hésite ainsi jamais à manipuler les gènes hybrides de la musique, à sortir du hip-hop, à imploser les structures pour marier les genres, à fracasser le rap à coups de house (comme sur Break Away et son pastiche magique de Daft Punk), à épousseter la soul avec des moulinets rock. Autant de collisions qui sont la définition même du hip-hop, établie à cette époque sacrée où les platines d’Afrika Bambaataa mélangeaient les disques de Kraftwerk et Sly Stone.
Mehdi – Je suis né au nord de Paris, à Asnières, dans le 92. A 14 ans, en 1990, je faisais mes premiers instrumentaux de rap. J’enregistrais des rythmiques sur une première cassette que je repassais en rajoutant des boucles et je réenregistrais le tout sur une deuxième cassette : c’est un système que j’avais trouvé pour me passer de sampler. Dans la cave de mes parents, j’avais aussi récupéré un vieux magnétophone Revox, et Dee Nasty m’a expliqué comment faire des boucles : je l’ai rencontré lorsque j’ai commencé à animer des soirées en tant que DJ, il était souvent tête d’affiche.
Le hip-hop avait-il alors une signification particulière pour toi ?
Je suis entré dans le mouvement hip-hop de façon ludique, j’étais assez jeune, ça remonte à 1987-1988. L’intérêt musical du rap, la portée sociale du mouvement, je ne les ressentais pas trop. Moi, je voulais danser, bouger, écrire sur les murs, faire du bruit avec ma bouche. Et puis je voulais faire comme les plus grands de mon quartier, en particulier mes oncles qui étaient DJ. Ils n’étaient pas branchés rap mais ils avaient une grosse collection de disques, comme mon père d’ailleurs. C’est sans doute par ce biais-là que je suis devenu DJ. De toute manière, je ne suis pas un bon danseur, ni un bon tagueur… Et puis il y avait l’émission de radio de Dee Nasty, le dimanche soir sur Nova. De 22h à minuit, il passait des disques de hip-hop américain puis, à partir de minuit, c’était micro ouvert : tous les rappeurs qui sont devenus depuis des célébrités passaient là. Il y avait NTM, Assassin, Solaar… Moi, j’étais tout jeune, j’enregistrais ça et le lundi, au collège, on s’échangeait les cassettes.
À part la radio, est-ce que tu avais aussi accès aux disques de rap ?
Je vivais en banlieue et j’étais jeune, je ne sortais pas seul, je n’allais pas à Paris. Mais c’était facile d’avoir les disques : un de mes aînés, dans le quartier, volait les disques de rap à la Fnac Montparnasse, où il y avait des vinyles de hip-hop. C’est comme ça que j’ai eu les disques de Public Enemy, Big Daddy Kane… Mon père et mes oncles étaient à fond dans le funk : Imagination, Fatback, le label Prelude… Mon père avait quelques disques plus anciens, dont je me suis servi, que j’ai samplés et qui ont sûrement façonné ma culture musicale. Comme ce qui passait au Top 50 : Madonna, Michael Jackson, Wham…
Ta famille est d’origine tunisienne. Entretiens-tu un rapport particulier avec la musique orientale ?
Ma mère et mes grands-parents, qui sont arrivés en France à la fin des années 60, écoutaient surtout de la musique orientale, et même si ça me fait mal de le dire, ça ne m’a jamais vraiment attiré. La littérature et la philosophie occidentales m’intéressent davantage. Je suis incapable de citer un morceau de Farid El Atrache ou d’Oum Kalsoum. Même si, par ailleurs, je n’arrête pas de me documenter tous les jours sur la musique, y compris sur des groupes des années 60, en Angleterre, des trucs un peu oubliés comme les Animals, les Small Faces, les Kinks.
Ton entrée en musique s’est réellement faite avec le groupe Ideal J, aux côtés de Kery James…
Avec Kery James, on n’est pas devenus amis tout de suite, même si on a fait de la musique immédiatement. On venait de banlieues différentes. La banlieue sud et la banlieue nord, ce sont des univers différents, même les voyous ne font pas les mêmes choses. Les piliers de quartier n’ont pas les mêmes caractéristiques physiquement. L’urbanisme non plus n’est pas le même. Par ailleurs, Kery avait une situation familiale différente de la mienne et lui-même était une personnalité centrale de son cercle de fréquentation. Moi, pas du tout : je faisais juste de la musique dans mon coin. On a mis du temps avant de devenir copains. Et puis, quand le meilleur ami de Kery est décédé, il a tout arrêté et il a trouvé refuge dans la religion. Pourtant, le groupe n’a jamais splitté… Kery, après avoir voulu tout arrêter, a décidé de refaire du rap mais sans instruments à cordes ni à vent, pour des raisons qui regardaient sa vie personnelle.
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