Le Japonais reprend le thème des “body snatchers”, abordé dans son film précédent, et crée l’effroi avec une efficace économie de moyens et d’effets spéciaux.
Au cinéma, on connaît la pratique courante du remake (Une étoile est née, King Kong, Body Snatchers…), celle moins fréquente du remake par le même auteur à quelques décennies d’intervalle (Elle et lui de Leo McCarey, L’Homme qui en savait trop d’Alfred Hitchcock…). Kiyoshi Kurosawa vient d’inaugurer une nouvelle variation : le remake la même année, Invasion racontant à peu près la même histoire que Avant que nous disparaissions, son précédent film ! Mais peut-on parler de remake quand la temporalité est si proche ?
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Un sujet ressassé mais qui continue de captiver
Peut-être joue-t-on futilement avec les mots mais il nous semble que Kurosawa a tenté là quelque chose de légèrement dissemblable : faire deux œuvres différentes à partir du même matériau, une pièce de théâtre connue
au Japon. Et pour épaissir encore un peu ce sujet du remake, précisons que
cette pièce reprend le mythe des “body snatchers” (extraterrestres qui envahissent la Terre en prenant une apparence humaine), objet de multiples films (Body Snatchers de Don Siegel, Invasion Los Angeles de John Carpenter…), remakes (ceux de Philip Kaufman, Abel Ferrara, Olivier Hirschbiegel) et séries télé (Les Envahisseurs).
Autant dire que le sujet a été tellement couvert par le cinéma que l’on pouvait légitimement craindre que Kurosawa ne tombe dans la redite. Or, il réussissait à nous captiver avec Avant que nous disparaissions et parvient encore à nous saisir avec Invasion. Ce prodige s’explique par deux raisons à nos yeux : d’une part le contexte politico-social mondial, d’autre part le talent de cinéaste du Japonais.
Situations de crise
Le mythe de l’envahisseur (surtout s’il nous ressemble) est éternel parce qu’il est lié à des angoisses profondes et tout aussi éternelles chez l’être humain, angoisses souvent latentes qui resurgissent dans les situations de crise. Nous y sommes : grandes migrations, guerres sanglantes, catastrophes climatiques, chômage, précarisation, ravages du libéralisme et de la finance, repli sur soi, nationalisme, populisme, peur de l’autre (de l’étranger au voisin), biotechnologies, intelligence artificielle, manipulations génétiques… Autant de sujets qui meublent quotidiennement l’actu et qui témoignent d’une crise à multiples facettes : économique, écologique, idéologique, sociale, existentielle.
Pour la première fois peut-être dans l’histoire de l’humanité, la confiance en l’avenir est érodée, les générations nouvelles n’entrevoient pas un avenir meilleur que celui de leurs parents et la conscience d’une possible disparition de l’être humain affleure. Dans ce climat anxiogène pré-apocalyptique, il n’est guère étonnant que l’hypothèse d’un mal général planétaire plus puissant ou rusé que l’homme, telle que la formule Kurosawa, produise un certain effet d’effroi et touche une corde sensible de notre inconscient personnel et collectif.
Faire naître la tension avec peu de moyens
Mais pratiquer un genre qui résonne avec nos peurs les plus archaïques ne suffit pas et les films d’envahisseurs ne sont pas tous des chefs-d’œuvre.
C’est là qu’intervient le talent de Kurosawa, véritable maître des puissances du cinéma anxiogène. Comme Tourneur ou Lynch ou certaines photos de
Cindy Sherman, l’auteur de Shokusai est capable de faire naître la tension
avec peu de moyens et d’effets spéciaux : un appartement vide, un contexte banalement quotidien, un peu d’ombre dans un coin, un vent qui se lève,
un hors-champ mystérieusement chargé de menace et on est pris, tendu, prêt à voir surgir on ne sait quel danger.
Les envahisseurs eux-mêmes n’ont rien de monstres terrifiants puisqu’ils
ont les traits avenants (et même très sexy) du mari, du voisin, du médecin –et c’est précisément pour cela qu’ils nous terrifient plus que n’importe quel dragon griffu. Dans Avant que nous disparaissions, les extraterrestres manipulaient les émotions des Terriens – l’époux de l’héroïne en devenait de plus en plus amoureux. Ici, ils arasent tout affect – les aliens capturent toute émotion, ne ressentent plus rien, transformant les êtres en pantins froids qui n’ont plus d’humain que l’apparence, l’enveloppe charnelle.
Comme dans le précédent film, c’est une jeune femme, Etsuko, qui porte la charge de résister à ce nouveau monde posthumain où disparaissent l’amitié, l’amour, l’attention à l’autre – toute ressemblance entre ce monde fictif et certains pans de notre monde réel n’est pas que pure coïncidence. Incarnée par la délicieuse Kaho (pas mal comme nom pour jouer une héroïne qui combat le chaos), Etsuko nous entraîne, nous séduit, nous bouleverse et nous pousse à reprendre la fameuse phrase de Flaubert sur Bovary : Etsuko, c’est nous.
Invasion de Kiyoshi Kurosawa (Jap., 2017, 2 h 20)
N. B. : double Invasion fortuite dans Les Inrocks cette semaine puisque le roman de Luke Rhinehart ainsi intitulé, et qui raconte lui aussi une arrivée de “space invaders”, ouvre notre séquence livres en page 80
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