Jeu d’énigmes doublé d’une dérive esthète et mélancolique dans des tableaux superbes, « Old Man’s Journey » nous confie le destin d’un vieil homme parti pour un voyage qui réveille des souvenirs de son passé. Le résultat est un enchantement.
« Je pense que le véritable indicateur, ce sera quand quelqu’un avouera qu’il a pleuré au niveau 17. » En 2004, Steven Spielberg faisait des larmes le critère déterminant pour juger de l’accession du jeu vidéo au rang d’art narratif. Si le diagnostic du réalisateur d’E.T. arrivait un peu en retard – les jeux qui mouillent les yeux étaient alors déjà relativement nombreux –, il avait en tout cas raison sur un point : faire pleurer allait devenir l’objectif numéro un des concepteurs de jeux au récit ambitieux, de Gone Home à The Walking Dead en passant par Beyond : Two Souls, Life is Strange ou Brothers : A Tale of Two Sons. Le mélo comme avenir du jeu vidéo ? On pourrait le penser au vu des superbes réussites indé de saison que sont What Remains of Edith Finch et Rakuen ou de la nouvelle création toute fraîche des auteurs autrichiens d’And Yet It Moves : Old Man’s Journey.
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Le vieil homme du titre est notre personnage. Au début du jeu, il reçoit une lettre dont on ne sait rien mais qui le décide à prendre son sac à dos, sa canne et à partir sur la route. Ainsi commence une lente épopée pédestre — avec aussi un peu de camion, de train et de bateau. Notre homme grimpe des collines, traverse des villages, va tutoyer la mer. Parfois, il s’assied et voit alors resurgir des souvenirs de son passé. C’est par exemple l’image d’un couple d’amoureux installés sur le toit d’un camping-car au bord de l’eau. Ou de leur mariage devant une forêt de mâts de bateaux. Parfois, l’image est moins harmonieuse, voire franchement triste. Les personnages y sont fixes mais, autour d’eux, tout vibre, tout frémit. Le vieillard a de gros regrets.
C’est la part la plus contemplative d’un jeu qui, de sa première séquence à sa conclusion deux petites heures plus tard, se passe totalement de mots. Le reste du temps, on tente surtout d’aider le vieil homme à avancer en faisant monter ou descendre, du doigt ou grâce à la souris, la ligne d’une pente, d’un pont, d’une colline. Alors, deux chemins au départ distants se rejoignent et notre héros peut poursuivre sa route. Dans les premiers niveaux, l’affaire est assez simple. Sans se complexifier exagérément, elle gagne ensuite en subtilité avec la présence de plusieurs « couches » de routes superposées, de chutes d’eau qu’il faut descendre ou éviter selon les cas ainsi que de moutons qui nous bloquent le passage et qu’il faut trouver un moyen d’éviter. Le tout est complété par une multitude d’interactions directes (avec la porte d’un garage qu’on ouvre, un cloche qu’on fait sonner, une mouette qu’on pousse à s’envoler…)
Certaines sont déterminantes pour faire avancer l’histoire. D’autres se révèlent en revanche « inutiles » mais n’en sont que plus précieuses car révélatrices de la philosophie profonde d’Old Man’s Journey : il s’agit d’être au monde, en relation directe avec les choses et les êtres, mais pourtant comme un peu distant (parce que le joueur est extérieur à cet univers, parce que le personnage voit approcher la fin de sa vie). La présence même de ces actes gratuits entraîne par ailleurs franchement le jeu au-delà des frontières du puzzle game cérébral (qu’il est néanmoins en partie). La scène n’est pas qu’une énigme à résoudre et les interactions possibles ne se résument pas aux étapes d’un enchaînement à deviner. Old Man’s Journey possède une dimension poétique irréductible à ses fondements logiques.
Mais qui jouons-nous exactement ici ? Un dieu bienveillant, peut-être. Ou alors la conscience même du vieil homme qui réagence le monde comme par magie afin de le relier à des personnes qu’il a perdues de vue, de recréer une ligne continue là où elle a été brisée entre lui et ces dernières en faisant doucement violence à la géographie du monde – sachant que l’espace, c’est bien sûr aussi du temps. On n’en dévoilera pas plus, ce serait dommage, si ce n’est qu’on pense un peu au héros d’Une histoire vraie de David Lynch qui aurait cette fois pris la route à pied plutôt qu’en tondeuse à gazon. Une chose est claire : une part importante de l’affaire se déroule dans sa tête.
Old Man’s Journey est un jeu réconciliateur et néanmoins poignant sur les désirs qui éloignent ceux-là même qu’ils avaient rapprochés, un mélo aux élans soigneusement contenus et, aussi, une leçon de regard. On suit d’autant plus volontiers cette dernières que ses tableaux colorés (et soigneusement animés, et joliment mis en musique) à l’esthétique faussement naïve sont parmi les plus belles choses que le jeu vidéo nous ait données cette année, dont il mériterait d’être le Monument Valley – le jeu mobile (mais il existe aussi sur Mac et PC) esthète, sensible et rigoureux qui met tout le monde d’accord. Note à Steven Spielberg : au niveau 10 ou 11, on avait déjà pleuré toutes les larmes de notre corps.
Old Man’s Journey (Broken Rules), sur iOS, Android, Mac et PC, de 5,50 à 7,50€
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