Entre deuil, divorce et tracas quotidiens, un jeune flic se débat avec sa névrose d’échec. La naissance d’un acteur-auteur virtuose de l’humour amer.
Un jeune policier américain portant moustache (Cummings lui-même) essaie de changer les piles d’un lecteur de CD pour enfants (sans doute celui d’une petite fille, puisqu’il est rose). La caméra pivote sur la gauche et nous découvrons bientôt que nous assistons aux obsèques de la mère du flic, qui s’appelle Jimmy Arnaud.
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Devant le cercueil, Jimmy improvise un discours. Mais plus il parle et plus la caméra s’approche de lui, plus il semble évident que l’oraison funèbre est en train de dérailler. Jimmy commence à raconter des choses bizarres, comme l’histoire de cette petite fille trisomique pour laquelle sa mère avait donné mille dollars à l’école afin qu’elle puisse avoir ses propres jeux de cours de récréation puisque personne ne voulait jouer avec elle – normal, elle était méchante…
Entre l’envie de rire et celle de pleurer
Jimmy se met à pleurer, à geindre, s’excuse, sourit, parle des Pères fondateurs de l’Amérique sans qu’on comprenne pourquoi. Le plan dure plus de dix minutes sans aucune coupure, puis Jimmy sourit et s’excuse ; le spectateur en sort terrassé avec la conviction que ce jeune homme ne va pas bien du tout mais que son interprète, l’auteur du film, est assez hors du commun et en grande forme.
Mais le spectateur est aussi partagé entre l’envie de rire et celle de pleurer : Jim Cummings change de ton, de sentiment d’une seconde à l’autre. Quand il veut, pour clore son discours, passer Thunder Road de Bruce Springsteen, la chanson préférée de sa mère, qui raconte l’histoire d’un gars qui propose à sa copine de quitter leur bled pourri et d’aller chercher le succès ailleurs, Jimmy n’y parvient pas et improvise à la place une chorégraphie ridicule. La gêne envahit les proches présents… On se dit qu’après un tel premier plan, si intense, Cummings ne va pas tenir une heure trente sur ce rythme. Et pourtant, c’est ce qu’il va faire, avec son personnage borderline qui met si mal à l’aise.
Nourri de religion, perclus de règles d’éducation délirantes, Jimmy Arnaud et sa psyché marchent au bord du précipice, porteurs d’une culpabilité permanente et d’une volonté constante d’être irréprochable
Nourris de religion (même si Jimmy et sa famille n’étaient pas croyants), perclus de règles d’éducation délirantes (Jimmy est choqué quand il découvre que sa fille, Crystal, est amie avec un petit garçon, alors qu’elle n’a que 9 ans…), Jimmy Arnaud et sa psyché marchent au bord du précipice, porteurs d’une culpabilité permanente et d’une volonté constante d’être irréprochable.
Dans l’une des plus belles scènes du film, la cruelle (et délicieuse) Crystal essaie de lui apprendre des jeux de mains (celui des “trois petits chats” en France), mais Jimmy ne parvient pas à suivre, à la grande déception de Crystal. Le lendemain matin, elle tente à nouveau de jouer avec son père, et Jimmy y réussit parfaitement. Crystal est contente et quitte la pièce. Jimmy soupire profondément, et l’on comprend qu’il s’est sans doute entraîner toute la nuit, uniquement pour faire plaisir à sa fille, pour qu’elle ait envie de revenir quand ce sera à nouveau son tour de la garder. C’est magnifique, quasiment lubitschien. Et le parfait résumé de ce que ressent un père en plein divorce, qui souhaiterait obtenir une garde alternée et l’amour de sa fille par des subterfuges assez dérisoires.
La folie et la transmission
La constante pression que se met Jimmy, sa névrose d’échec, le rendent comique (il rate vraiment tout, en mode vie de merde : la batterie de son téléphone se vide, il ferme à clé sa voiture en laissant le bip à l’intérieur, il dit au juge qui statue sur son divorce exactement ce qu’il ne faut pas lui dire…), pathétique et dangereux (il est quand même armé : tout le long du film, ce risque est évoqué, donnant de la tension au récit). On devine bien que quelque chose de terrible va finir par arriver. Mais la catastrophe ne viendra pas du côté où on l’attendait et occasionnera la scène la plus insoutenable du film (elle est vraiment très “limite”), car Jimmy y laisse exploser sa folie…
La chanson de Springsteen qui donne son titre au film n’est pas un alibi. Elle est bien au cœur de Thunder Road, qui parle de gens vaincus qui voudraient trouver le bonheur. Et l’émotion est à son comble quand Jimmy, pour redonner du courage à sa fille, en récite en toute conscience les paroles, celles-là même que lui chantait sa propre mère – comme on dit une prière, comme on récite une litanie qui se transmettra désormais de génération en génération dans la famille Arnaud (la transmission est aussi l’un des sujets de ce film décidément très riche) : “Climb in/It’s a town full of losers/I’m pulling out of here to win” (“Monte/Cette ville est pleine de perdants/Je me barre d’ici pour gagner”)…
Thunder Road de Jim Cummings, avec lui-même, Kendal Farr, Nican Robinson (E.-U., 2018, 1 h 31)
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