Choisi pour reconstruire le nouveau viaduc de Gênes, l’italien Renzo Piano est ce qu’on appelle un « starchitect » : l’un de ces rares, très rares architectes stars dont les bâtiments deviennent immédiatement des icônes. Décryptage.
Le 14 août dernier, le viaduc autoroutier de Gênes s’effondrait causant la mort de quarante-trois personnes. Pour un architecte, difficile d’imaginer une tâche plus épineuse que celle de la reconstruction. A la fois symbolique et technique, l’immense défi imposait de faire appel à quelqu’un de la stature de Renzo Piano. Le 7 septembre, l’architecte italien révélait au journal Le Monde qu’il doterait (gracieusement) la ville de son nouveau pont. À la place de l’édifice défectueux de Riccardo Morandi, Renzo Piano dévoilait les plans d’une structure en métal posée sur autant de piliers que l’accident aura coûté de vies. Facile d’entretien et surtout robuste, l’architecte lui prédit une vie d’au moins cinq cent ans.
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À Gênes, l’architecte star (« starchitect« , disent les anglophones) de 80 ans est un enfant du pays. Renzo Piano est aussi l’un des plus grands architectes vivants au monde, révéré par ses pairs pour la légèreté avec laquelle ses bâtiments modulaires réconcilient tradition et invention, fonction et contexte. Pour tous les autres, ses réalisations font désormais partie de l’imaginaire collectifs tant il aura non seulement érigé des murs mais surtout des icônes. Du Centre Pompidou au Whitney Museum, celui qui aura doté les chefs d’œuvres de l’art contemporain de ses plus beaux écrins se voit désormais lui-même célébré à la Royal Academy of Arts à Londres. A partir du 15 septembre, on y découvrira une rétrospective documentant plus de trente ans de carrière à travers des dessins préparatoires, maquettes, documents et photographies. En attendant de franchir la Manche, décryptage à travers le monde de cinq de ses bâtiments les plus emblématiques.
A Paris : le Centre Pompidou
Renzo Piano adore Paris, qui le lui rend bien. Aujourd’hui, il partage son temps entre Gênes et Paris, où il a installé une partie de son équipe rue des Archives. Mais pour ce grand admirateur de Jean Prouvé, les débuts parisiens n’ont pas été sans heurts. Ils ont même été carrément rock’n’roll, comme en témoigne le tollé sans précédent déclenché par la construction du Centre Pompidou. En 1971, Renzo Piano s’associe avec Richard Rogers et fonde l’étude Piano & Rogers. D’abord basés à Londres, il remportent la même année le concours pour le nouveau musée d’art moderne de Paris, destiné à devenir le plus grand d’Europe : le futur Centre Pompidou. Renzo Piano a 32 ans, Richard Rogers en a 30 et leur projet sera porté par la volonté de créer un bâtiment qui célébrerait la nouveauté radicale. Valéry Giscard d’Estaing est alors au pouvoir et pour cette génération d’anciens militants de mai 68, il fallait frapper fort.
Le résultat, on le connaît : un dédale de tuyauteries aux couleurs franches, parodie de la haute technologie et surtout, désacralisation du musée-sanctuaire dont est désormais mise à nu la tuyauterie. A l’inauguration en 1977, les réactions scandalisées pleuvent. Jean Clair, alors conservateur au Centre Pompidou, dira sur France Culture tout le mal qu’il pense de cette « raffinerie de pétrole » en plein Paris. Le philosophe Jean Baudrillard se fendra carrément d’un livre, L’Effet Beaubourg, où il compare la cible de ses attaques à l’équivalent culture de « ce que l’hypermarché est à l’échelle de la marchandise« . Il n’empêche : avec le Centre Pompidou, Paris entre dans la modernité et avec l’installation l’an passé de la sculpture Renzo Piano & Richard Rogers (2013) de l’artiste Xavier Veilhan sur la Place Edmond Michelet attenante à la piazza du Centre, les voilà enfin consacrés.
A Nouméa : le Centre Culturel Tjibaou
Les bâtiments de Renzo Piano sont immédiatement reconnaissables, et pourtant ils sont tous différents. Pas de formule ni de facilité chez celui dont le parcours éclectique traduit une grande attention au contexte d’implantation qui dictera la forme finale. Cette adaptation permanente au paysage, à la ville, aux usages et aux matériaux locaux jouera pour beaucoup dans l’attribution les prestigieuses récompenses venues le récompenser : le Pritzker Architecture Prize en 1998, équivalent du Prix Nobel en architecture, ou plus récemment, l’Equerre d’argent en 2017 pour le nouveau tribunal de Paris. L’exemple le plus frappant de cette faculté à se faire caméléon reste le Centre Culturel Tjibaou construit sur une presqu’île en périphérie de Nouméa en Nouvelle-Calédonie.
Pour cet établissement public destiné à mettre en avant la richesse de la culture kanak, population autochtone de l’île, Renzo Piano s’inspire de l’architecture vernaculaire de l’île. Le bâtiment inauguré en 1998 reprend ainsi la forme des cases traditionnelles kanakes et se partage en trois ensembles, dits « villages » : trois grandes cases, trois moyennes et quatre petites, chacune accueillant des activités spécifiques et réalisées en bois d’iroko et en acier. Prévu dans les accords de Matignon de 1988, le projet fait partie des Grands Travaux de la République entrepris sous la présidence de François Mitterrand.
A New York : le New York Times Building
Pas de « starchitect » qui n’ait réalisé son building. Renzo Piano ne fait pas exception à la règle. En se chargeant de réaliser le New York Times Building, il confirme au passage son image d’architecte intello et proche des milieux de la culture ; et coiffe au poteau d’autres architectes rivaux, dont Norman Foster ou Frank Gehry, qui participent également au concours. Situé au 620 8th Avenue à Manhattan à New York, le gratte-ciel abrite la New York Times Company, qui rassemble sous son aile plusieurs journaux : le New York Times donc, mais aussi le Boston Globe et l’International New York Times. Haut de 319 mètres et organisé en 52 étages, il se taille une place parmi les dix plus hauts gratte-ciels de la Grande Pomme.
La structure du building inauguré en 2007 découle encore une fois de sa fonction. En tant que symbole de la liberté de la presse, se devant d’incarner la transparence totale et s’opposant au secret des affaires qui règne dans le Manhattan environnant, Renzo Piano livre un édifice entièrement vitré. La lumière naturelle inonde des espaces de travail ouverts destinés favoriser l’interaction, à l’encontre de l’architecture répressive de tours de bureaux. Au rez-de-chaussée, le bâtiment suspendu laisse la place à une immense agora publique, rappelant la plaza et l’entrée du Centre Pompidou, également pensés pour favoriser la rencontre dans l’espace public. Au cours du mandat de Trump particulièrement, les attaques répétées contre les « imposteurs » du New York Times renforcent plus que jamais l’importance des valeurs exprimées par l’architecture de son siège.
A New York encore : le Whitney Museum
Le 1er mai 2015, le nouveau Whitney Museum ouvre ses portes. Nouveau, parce que cet établissement privé, fondé en 1930, soit un an après le MoMA, emménage dans un bâtiment flambant neuf. C’est que le musée consacré à l’art américain commençait à se sentir à l’étroit entre ses anciens murs dessinés par Marcel Breuer en 1966. Pour accueillir une collection presque dix fois supérieure, passée de 2 000 à 19 000 œuvres, il faudra non pas une extension mais carrément une autre adresse. Lorsque Renzo Piano s’y attèle, il doit tenir compte du contexte, changement symbolique de taille : le Meatpacking District, entre le fleuve Hudson et bordant la High Line. Dans ce quartier en pleine réhabilitation, tissu d’usines et de boucheries encore en usage pour certaines.
Le résultat rend hommage aux lignes puissantes d’origine de Marcel Breuer, tout en dotant le bâtiment d’amples terrasses partant des étages d’exposition afin de valoriser la proximité avec la High Line arborée. Pour Michael Kimmelman, critique d’architecture au New York Times, “il y a une générosité implicite dans l’architecture, le sentiment que l’art se connecte à la ville et vice versa”. Renzo Piano parle d’ailleurs de l’architecture de la quatrième dimension, cette poésie du mouvement qui s’exprime à travers la circulation fluide qu’on y fait et qu’on y fait en se mêlant à d’autres. Comme le Centre Pompidou pour les espaces de sociabilité, comme la tour du New York Times pour le coté vitré, le Whitney Museum rend à nouveau l’art contemporain accessible : transparent, public, là où l’une des principales spécificités du contexte culturel new-yorkais est le poids des trustees (les administrateurs mécènes), ces collectionneurs privés directement impliqués dans les politiques institutionnelles publiques.
A Londres : The Shard
Avec le Whitney, la tour The Shard à Londres est l’autre réalisation majeure de ces dernières années. Tout au long des années 2010, Renzo Piano est un homme sursollicité : parce que la maestria avec laquelle il s’adapte à ce qui est déjà là est désormais connue, il est responsable de nombreuses extensions de bâtiments existants – dont le Broad Contempory Art Museum à Los Angeles, L’Art Institute de Chicago ou l’Aquarium de Gênes. Avec the Shard, il réaffirme son statut de bâtisseur. La tour s’est déjà taillée une place parmi les icônes les plus populaires de Londres. Il y a certes aussi le « Gherkin » (« cornichon ») qu’achève en 2001 un autre « starchitect« , Norman Foster, par ailleurs souvent en concurrence avec Renzo Piano sur de nombreux projets. Mais à part cette autre tour, peu de bâtiments récents traduisent vraiment quelque chose comme une patte ou un style défini.
Située dans le centre de la City où se regroupent les rares tours de Londres, the Shard est une prouesse, mais c’est une prouesse d’auteur. D’un point de vue technique, la tour culmine à 310 mètres, ce qui en fait la plus haute d’Europe. The Shard, dont le sobriquet signifie « l’éclat de verre », est une gigantesque pyramide qui fend le ciel et s’achève sur des angles brisés, comme une cassure dans le ciel. The Shard est certes la plus grande tour, mais elle reste élégante, légère, sibylline. Vitrée et élancée, elle traduit l’énergie, l’élan vers les cimes. À l’intérieur, une fois n’est pas coutume : des bureaux, divers et variés, appartenant à un fond d’investissement du Qatar. Renzo Piano a peu, très peu travaillé pour des groupes privés. Qu’il n’y perde pas sa touche caractéristique témoigne de la maturité de sa vision. Avant de retourner construire pour le grand public avec ce qui semble, bien que né dans l’urgence, un défi taillé pour celui qui a toujours tracé des passerelles et ménagé des espaces de circulation : bâtir un pont.
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