Nouvelle extension du domaine de la marchandisation, la psychologie positive s’est imposée partout. Dans son essai la sociologue israélienne démontre sans son essai « Happycratie » que nos émotions sont aujourd’hui en voie avancée de privatisation.
Vivons-nous sans le savoir sous une dictature du bonheur ? Dans son dernier ouvrage écrit avec le psychologue Edgar Cabanas, la grande sociologue israélienne Eva Illouz raconte comment l’injonction à être heureux s’est imposée dans nos vies à un point tel qu’il est difficile de s’y dérober. Du coaching personnel aux chief happiness officers qui rôdent en entreprise pour s’assurer de notre joie de vivre, la psychologie positive théorisée au début des années 1990 semble s’être imposée à tous les échelons de la société. Avec talent et précision, la directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales démontre que, derrière cette pseudoscience, se cache en réalité un élargissement du champ de la consommation à notre intériorité. Et si les émotions n’étaient plus qu’une marchandise comme les autres ?
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Vous êtes connue pour vos recherches sur le capital sexuel et émotionnel. Comment passe-t-on de l’étude des rapports amoureux à celle de la psychologie positive ?
Eva Illouz — Je dirais qu’il y a deux fils conducteurs. Le premier, c’est le fil sociologique, qui consiste à montrer que la vie privée, les sentiments et les émotions relèvent du social. Je ne fais que suivre une longue lignée d’historiens, anthropologues et sociologues pour qui, aussi privée qu’elle soit, l’existence de chacun est contrainte par la dimension économique, politique et symbolique de la vie sociale.
On fait l’expérience de l’honneur ou de la colère très différemment dans une société guerrière ou dans une société de commerce. Dans les sociétés contemporaines, l’individu fait l’expérience de lui-même comme un sujet qui est privé, qui doit inventer ses propres règles de vie, dont l’intériorité ne peut être partagée avec d’autres. Or, notre expérience et l’expérience que nous avons de nous-même restent sociales.
En l’espace de cent ans, le langage qu’on utilise pour se comprendre ou pour comprendre les autres a énormément évolué et c’est la psychologie qui, aujourd’hui, fait office de langue officielle pour comprendre le moi, ses émotions et ses relations. La psychologie s’est développée et institutionnalisée dans toutes les sphères sociales, que ce soit la sexualité, le mariage, l’éducation, l’école, l’armée, les prisons ou bien notre lieu de travail. Elle est omniprésente. Une grande partie de mon travail consiste à analyser la genèse de ce langage et de lui substituer des schèmes de pensée historiques et sociologiques. Le second fil de mes travaux, peut-être même ce qui le distingue, est de montrer que le capitalisme joue un rôle prépondérant dans le développement de la vie privée et des émotions modernes au travers de leur insertion dans une économie marchande.
Comment en êtes-vous venue à penser que cette quête du bonheur, qui peut paraître positive au premier abord, est en fait aliénante ?
Par l’étude du déploiement culturel et institutionnel de la psychologie. Freud a déjà opéré un changement. Avant lui, la psychiatrie traitait les grands malades, les aliénés, les grands fous. Freud a considérablement élargi le champ de la thérapie mentale en inventant la catégorie des névrosés. Ces derniers sont des gens “normaux” mais qui sont hantés par le conflit interne. Après Freud, surtout aux Etats-Unis, il y a eu la psychologie humaniste dans les années 1960 (Carl Rogers ou Abraham Maslow), qui a opéré un nouveau changement. On n’a même plus besoin d’être névrosé, on invente l’idée que la plupart des vies, même normales, sont moins bien que ce qu’elles devraient être. C’est l’idée de réalisation de soi-même. Cet élargissement du champ de la psychologie a été une aubaine pour le capitalisme. C’est comme si l’on avait inventé au départ un produit pour nous guérir de la cigarette, et qu’ensuite avec le même produit on vous disait : “On va vous guérir même si vous ne fumez pas. Le fait de ne pas fumer recèle un potentiel caché qu’il faut libérer.”
La psychologie a réussi l’exploit d’élargir son champ d’action, de s’adresser aux malades et aux bien-portants. L’objectif ? Maximiser le moi, le faire fructifier comme un capital, augmenter sa valeur psychologique et marchande. Si, pour Aristote, le but du bonheur, c’est de pratiquer les vertus et la vie bonne, le bonheur contemporain est une façon de maximiser le moi et ses utilités. Le bonheur devient une entreprise privée, au travers de laquelle nous devons exercer notre capacité à la mobilité psychique, comme précurseur ou condition de la mobilité sociale. La capacité au bonheur, c’est l’assurance de la mobilité sociale, et non plus tellement l’inverse comme on le pensait. La souffrance devient une affaire de choix personnel. Si on est malheureux, c’est qu’au fond, quelque part, on le veut. Si la loi nous tient responsable de nos actes, il s’agit désormais d’être responsable de ses émotions et de ses pensées. Un peu comme le pénitent chrétien, mais la faute est vis-à-vis de nous-même.
Dès le XIXe siècle, Nietzsche a théorisé que la souffrance, tout comme l’acceptation du tragique de la vie, pouvaient permettre de se réaliser, voire de se transcender. L’idée défendue par la psychologie positive n’est donc pas nouvelle ?
Nietzsche a influencé Freud. Sa théorie pouvait être radicale et transgressive dans une culture chrétienne de l’interdit, du contrôle de soi-même et du conformisme aux normes. Mais quand elle devient le soubassement normal d’un marché, alors l’idée permet de répandre une idéologie au service d’acteurs forts et de contrôler les individus.
Ce livre n’est pas un livre contre le bonheur mais une analyse d’une vaste coalition entre économistes et psychologues qui ont changé la définition de la bonne gouvernance et qui ont mis leur savoir au service de l’armée et des entreprises pour créer des travailleurs et des soldats à la fois plus obéissants et plus contents. C’est cela la grande nouveauté : c’est le fait qu’on rend les gens heureux de leur servitude, ou plutôt que toute résistance à l’ordre sous la forme de colère ou d’angoisse devient stigmatisée.
Vous démontrez que la philosophie du développement personnel n’est qu’un avatar du néolibéralisme. Pensez‑vous que c’était une volonté de ses fondateurs dès le départ ?
La question de l’intentionnalité en sociologie est une question centrale. Un des grands textes fondateurs de la sociologie moderne, L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber, est un texte sur les effets non intentionnels de l’action. Il évoque un protestant qui, face à son angoisse vis-à-vis d’un dieu caché dont il ne sait s’il l’a choisi pour la grâce ou non, se met à travailler plus dur pour y voir un signe divin de l’élection.
Cette théologie, qui n’a rien à voir avec le capitalisme, a des effets non planifiés sur l’action économique. Ce que Weber appelait “les conséquences non planifiées de l’action”. Je ne veux pas être le juge de la psyché de Martin Seligman, qui est l’un des principaux fondateurs de la psychologie positive. Sa grande idée, c’est de ne plus se focaliser sur la souffrance ou la pathologie comme la psychologie l’avait fait auparavant, mais d’augmenter nos ressources psychiques.
Dans sa recherche, il a choisi de se concentrer non pas sur ceux qui ont le sentiment d’impuissance mais sur ceux qui ne l’ont pas, qui se sentent toujours plus forts que les circonstances de leur vie. En soi, c’est sans doute louable si on peut argumenter là-dessus.
Je pense qu’au départ il était sincère dans son intention d’améliorer le sort des gens mais je suis tout de même perplexe face à la facilité avec laquelle il a accepté de mettre son savoir au service d’organisations comme l’armée américaine ou les grandes entreprises. Ce qui l’intéresse moralement et scientifiquement, ce ne sont pas les laissés-pour-compte mais les gagnants. Les laissés-pour-compte, pour lui, quelque part, choisissent toujours leur destin. Et cela me trouble.
Pour quelles raisons a-t-il cédé selon vous ?
Seligman a voulu institutionnaliser sa pratique, la répandre dans les universités et dans le monde entier. C’est la différence entre la psychologie et la sociologie puisque la sociologie veut analyser le monde et le comprendre mais avec un maximum de distance pour essayer de neutraliser les biais et les effets qui peuvent être en jeu dans ce regard.
La distance est notre malédiction mais aussi ce qui garantit une plus grande indépendance vis-à-vis des institutions. La psychologie – quand elle est une thérapie – a un autre point de vue épistémologique, et son intérêt est d’influencer le plus de gens possible et d’être le plus possible engagée dans un processus de changement. La visée épistémique des deux disciplines est très différente.
Quel rôle ont joué les grandes multinationales comme Coca-Cola dans la propagation de ces théories ?
Depuis les années 1920 et 1930, il y a cette idée très forte, dans les théories du management, que le travailleur doit être mobilisé dans l’entreprise par le biais de ses émotions. Plus tard, c’est l’idée que l’employé heureux – qui a de bonnes dispositions – est plus productif. Les grandes entreprises américaines cherchent à améliorer la production des travailleurs en leur donnant les moyens psychologiques de s’identifier à l’entreprise, ce que l’on appelle le corporatisme. Cette idée met en œuvre une transformation assez radicale de la structure psychique ; nous sommes désormais scrutés par les autres sur notre propre structure psychique. Les signes de contentement que nous émettons deviennent des signes de la psyché qui marche. Il se produit aussi une équivalence subtile entre le bonheur et le statut social.
Des grandes entreprises telles que Coca-Cola ont aidé Seligman dans l’espoir que la psychologie positive aide à découvrir des méthodes moins coûteuses et plus efficaces pour augmenter la productivité de ses salariés et réduire le stress au travail. Coca-Cola a créé un Observatoire du bonheur et a orchestré une vaste campagne de publicité autour de cette notion. Boire Coca-Cola, c’est boire à la source même du bonheur.
La psychologie positive a donc été récupérée pour augmenter notre résilience à l’effort…
Exactement. C’est ce que l’armée des Etats-Unis a d’ailleurs demandé à Seligman, en 2008, avec le programme baptisé “Comprehensive Soldier Fitness” (CSF), qui a coûté plus de 145 millions de dollars.
L’idée était de faire en sorte que le soldat, quelle que soit son expérience (guerre, viol, tuer un ennemi), ne sorte pas trop traumatisé. La résilience produite par la psychologie positive vise à désapprendre le ressenti de cette violence subie. C’est une forme d’anesthésie. La psychologie positive privatise la souffrance en vous rendant seul responsable.
Il n’y a donc plus de souffrance collective…
Si la psychologie et la thérapie ont pour but de nous faire supporter notre souffrance, cela veut dire que nous en sommes les seuls auteurs. Si la souffrance a sa source dans une enfance avec des traumatismes, si elle a sa source dans notre incapacité à gérer notre psyché, ça veut dire que nous sommes non seulement les auteurs, mais aussi les seuls propriétaires de cette souffrance. Or la capacité de créer ou nommer des expériences collectives est la précondition d’une action politique. La violence symbolique, cela consiste justement à croire que nous sommes seuls dans notre honte ou humiliation. Lorsque Betty Friedan écrit La Femme mystifiée dans les années 1960, elle fait rigoureusement l’inverse.
Son livre traite de quelque chose qui n’a alors aucun nom. Un malaise que ressentent beaucoup de femmes chez elles, dans les banlieues américaines. Elle donne un nom à ce malaise, pointe du doigt une condition partagée par toutes les femmes. Il faut sortir du langage de la psyché pour montrer que l’expérience vécue est partagée, et pour pouvoir créer une nouvelle conscience et un mouvement social.
Ce malaise décrit par Friedan reposait sur le fait que les femmes ne faisaient rien, on ne leur donnait aucune fonction à la maison, et c’était un élément fondamental de la domination masculine. Leur seul but était d’élever des enfants, elles se retrouvaient avec une existence désœuvrée et vide, elles se sentaient dépossédées de leurs vies et on leur apprenait que c’était le bonheur dont elles devaient se contenter. Et celles qui n’étaient pas contentes étaient pathologisées.
Comment dissocier les souffrances qui relèvent du collectif et celles qui puisent leur origine dans un parcours personnel ?
Il y a sans doute des souffrances qui sont personnelles mais elles sont le plus souvent liées à des expériences collectives. Il y a des femmes qui aiment qu’on leur fasse des compliments d’ordre sexuel, et d’autres qui en souffrent. Certaines se remettent du traumatisme d’un viol, d’autres restent figées dans l’angoisse pendant longtemps.
Ces variations ne veulent pas dire que les femmes ne sont pas toutes prises dans la structure du pouvoir et de la violence masculins. Ce que la psychologie en général – pas seulement positive – nous enjoint à faire, c’est considérer que nos problèmes ne sont pas partagés par d’autres. L’un des effets révolutionnaires du féminisme, par exemple, c’est de montrer aux femmes que le sentiment d’humiliation ou d’angoisse, tous ces sentiments négatifs qui diminuent le “moi”, sont en réalité partagés par beaucoup d’autres femmes. Quand on voit le mouvement féministe depuis son début, il a finalement consisté à se confronter et à s’opposer, de façon directe ou indirecte, à la pathologisation et à la privatisation de la psyché féminine.
Notre rapport au bonheur s’est-il imposé comme une nouvelle hiérarchie émotionnelle au sein de la société ?
Oui, c’est comme si les dispositions émotionnelles étaient devenues une nouvelle forme de distinction sociale en tant que telle. Auparavant, être heureux ne se pensait pas comme étant dissocié de la collectivité. Aujourd’hui, le bonheur est conçu comme une affaire extrêmement individuelle.
L’idée est de maximiser une fonction entièrement personnelle et individuelle. Le bonheur accentue l’individualisme et l’atomisation de la société. L’individu se perçoit comme une unité très différente des autres. Cette atomisation est à l’œuvre même dans les familles. Leurs membres vivent ensemble mais développent des projets de vie différents ou divergents.
Diriez-vous que l’industrie du bonheur a profité de l’effondrement des pratiques religieuses pour imposer son prêt-à-penser et ainsi redonner du sens à nos vies ?
Les choses qui caractérisent nos vies sont structurées par la technologie, la bureaucratie, donc par la rationalité et énormément de grosses machines qui rationalisent nos comportements. Mais de l’autre côté, il y a une incertitude normative sur les bons comportements à adopter.
On ne sait pas quelle est la règle. La psychologie joue un rôle très important dans le sens où c’est une sorte de guide mais sans normes claires ; sur le plan sociologique, c’est extrêmement intéressant. Toutes les sociétés guident leurs membres à travers des normes très claires, des catégories binaires, du sacré et du profane, du bon et du mauvais.
Mais beaucoup de ces catégories binaires se sont effondrées et l’acteur se retrouve démuni de repères normatifs. La psychologie invente une façon de s’orienter non pas en référence à des bornes normatives mais en fonction de soi-même, d’une normativité que l’on inventerait. C’est le message sacré de la psychologie : de trouver en soi, dans ses propres besoins et dans sa propre psyché, les ressources et les lignes directrices de son comportement.
Alors que la quête du bonheur est une norme, peut-on l’ignorer sans être marginalisé ?
C’est une bonne question. Si quelqu’un travaille dans un milieu où la coopération et le réseau importent, donner libre expression à la dépression ou à la colère permanente, c’est courir le risque d’être marginalisé. Il y a des exceptions avec des groupes sociaux comme les artistes, par exemple. Mais dans un monde en réseau où on dépend de beaucoup d’autres gens pour travailler, la positivité devient essentielle et incontournable.
Comment est-on passés de l’altruisme exigé par les religions à l’individualisme banalisé par la psychologie positive ?
C’est toute l’histoire de la modernité. Le basculement se fait surtout après les années 1960. Le collectif s’effondre, mais il le fait aussi pour de bonnes raisons. Il y a un sentiment de conformisme face à la collectivité, parfois basé sur l’oppression et le contrôle des mœurs. Beaucoup de groupes contestaient les normes dominantes.
Il y a eu une fragmentation de ce tissu normatif et une remise en question de l’idée même selon laquelle l’individu doit se dédier au collectif, puisque le collectif est devenu social et donc suspect. Dans les années 1970, si on est une femme ou un homosexuel, on peut tout à fait comprendre l’envie de se replier sur soi-même. La consommation change, on passe de la production et consommation de masse à l’individualisation des modes de vie et des choix. Le marché a permis une offre de plus en plus diversifiée et créé une multitude de goûts différents. A partir des années 1970, on affirme son moi par ses goûts, qu’ils soient musicaux, vestimentaires, culinaires… La consommation a contribué à l’élaboration et au raffinement progressif des goûts d’individus puis à l’individualisation des parcours de vie.
Quel peut être le prochain basculement ?
Je ne suis pas très bonne pour les prédictions. Mais je pense que ce qu’on a aujourd’hui, c’est à la fois un individualisme atomisé et des formes éphémères de collectivité comme, par exemple, des communautés qui se retrouvent sur internet à partir de problèmes communs (à l’instar des femmes divorcées, des femmes battues, des virilistes…). Ce sont des communautés plus éphémères mais basées sur une souffrance commune et non plus sur des traditions. La communauté est recréée à partir de l’expérience ou de problématiques communs.
Peut-on opposer l’éthique du care à la philosophie du “développement personnel” ?
Non. Je ne crois pas qu’il y ait une opposition nette. L’éthique du care met l’accent sur les émotions qui sous-tendent le moi et les relations ; la psychologie positive en appelle à l’altruisme. Mais c’est toujours dans une épistémologie individuelle, individualiste et hédoniste (maximiser le plaisir). Ce qui est opposé à la psychologie positive, c’est une vision politique du lien social.
Dans vos précédents ouvrages, vous aviez déjà montré que la sexualité pouvait être contraignante parce qu’elle est devenue une norme et une source de valeur de notre époque. D’où vient cette volonté de combattre les nouveaux systèmes oppressifs ?
Elle vient de mon expérience sociale de femme, du sentiment qu’il y a de la domination dans les relations amoureuses, que le désir est étroitement imbriqué au pouvoir ou à la soumission de l’autre.
Propos recueillis par David Doucet
Eva Illouz, Edgar Cabanas, Happycratie – Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, édition Premier Parallèle, 2018, traduit de l’anglais par Frédéric Joly, 260 p., 21 €.
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