Alors qu’au Centre Pompidou, le festival EXTRA ! explore la littérature « hors livre », focus sur l’une des formes artistiques qui colle peut-être le plus à l’air du temps : la poésie.
On tourne le dos cinq minutes et bim ! voilà que la poésie est redevenue cool. Le phénomène relèverait d’ailleurs plutôt d’une réinvention que d’un retour en grâce. Que les jeunes artistes s’en saisissent comme jamais a tout avoir avec le tournant textuel amené par l’environnement digital. En son sein, les mots sont partout bien qu’ils ne fassent pas forcément sens. Là où l’intellection manque parfois jaillit la puissance décuplée de la plasticité du mot. Le format « hors livre », le thème qu’explore le festival EXTRA ! dont la deuxième édition se tient actuellement au Centre Pompidou, est l’une des grandes mutations de la littérature contemporaine. « Hors », mais aussi « après », comme s’en faisait l’écho en 2011 l’écrivain François Bon avec Après le livre ainsi que, cette rentrée, l’essai Après la littérature que vient de publier Johan Faerber.
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La poésie, tout particulièrement, se profile aujourd’hui comme une structure-parasol accueillant toutes les mutations trop récentes, trop inclassables pour rentrer ailleurs. Si le mot devient plastique, c’est d’abord qu’on ne l’aborde plus avec les mêmes sens. L’appréhension purement rétinienne cède la place à une lecture que l’on fait avec le corps entier : scroller d’un doigt, zoomer sur un passage intéressant avec deux, écouter de la musique depuis un autre onglet ouvert en même temps, modifie non seulement l’acte de lecture mais aussi les émotions qu’elle suscite. Le roman aura certes été la forme de la modernité, mais la poésie a tout pour devenir celle de l’hyperprésent.
Le poétique sans l’écriture
« Nous voulions traduire sous forme papier toutes les émotions que l’on ressent sur le web« , racontent Mathieu Cénac et David Desrimais. Avec Olivia de Smedt et Pierre-Edouard Couton, ils s’occupent de la maison d’édition Jean Boîte. « Les premiers projets sont nés à l’époque de Tumblr. En 2012, nous avons ainsi publié un livre à partir du Tumblr Kim Jong-Il Looking at Things, ou un autre reprenant le projet 9 Eyes de l’artiste Jon Rafman. A partir de cette problématique, nous avons déplacés les questions de l’image à l’écriture. Nous avons ainsi commencé à travailler avec Kenneth Goldsmith, qui part du postulat qu’il n’y a pas besoin de produire de nouveaux texte puisqu’il y en a déjà trop. Avec une pratique de plagiat, de copie et de récupération, il a fini par se revendiquer de la poésie lorsqu’aucune des autres étiquettes ne pouvait accueillir les réflexions qu’il menait« .
Auteur d’une dizaine d’ouvrages de poésie, Kenneth Goldsmith s’est vu décerner le prix de poésie du MoMA en 2013. Pourtant, comme il nous l’expliquait il y a trois ans, il n’a jamais écrit une seule ligne. Après Theory en 2015 et Against Translation en 2016, Jean Boîte vient de publier L’écriture sans écriture, troisième ouvrage de ce non-auteur à paraître dans leur collection. La prochaine sortie, ce sera 1 The Road, premier ouvrage écrit par une Intelligence Artificielle. « Le livre s’appelle 1 The Road, comme le chef d’œuvre de Jack Kerouac. Une voiture en a refait l’itinéraire, en prenant des photos et ses sensations pures étape par étape. L’Intelligence Artificielle ne connaît que la littérature anglaise, elle n’a pas été sur internet, et son langage répond donc à tous les codes traditionnels du roman. Au bout de dix minutes de lecture, on oublie qu’on ne lit pas un auteur humain« .
Le corps, cette page blanche
Se faire soi-même Intelligence Artificielle. Se nourrir des fragments textuels dont nous assomme l’environnement quotidien, ces bribes de spam, de pubs, de jingles qui nous traversent et parfois se sédimentent en nous. La quasi-totalité des jeunes artistes qui travaillent le texte prennent en compte cet environnement quotidien dans leur pratique, qu’elle soit d’écriture ou d’autre chose. En 2014, l’une des premières grands efforts de synthèse abordait d’ailleurs le phénomène sous l’angle de la démocratisation de la poésie. 89plus, la plateforme de promotion de la toute jeune création (née après 1989 donc, ou « plus jeune que Rihanna »), inaugurait l’exposition Poetry Will Be Made By All. Simultanément, le magazine de référence Frieze consacrait un numéro à la poésie d’artistes (Artists’ Poetry). Et l’année suivante, la poésie se retrouvait partout lors de la Triennale Surround Audience au New Museum, qui publiait alors son « reader », The Animated Reader : Poetry of Surround Audience.
Ces nouveaux poètes de l’ère Tumblr héritent de Kenneth Goldsmith tout en intériorisant la circulation du texte. Le dépositaire de cette bouillabaisse verbale n’est plus tant la page, réelle ou virtuelle, que le corps. De fait, la rematérialisation n’arrive plus tant par le châssis du tableau ou de l’affiche (comme c’était le cas pour la génération d’avant, notamment avec un Karl Holmqvist) que par le club et la musique (Juliana Huxtable, Hannah Black), la vidéo (Ed Atkins, Martine Syms) ou la performance. En cela, plutôt que le simple constat d’une saturation de texte qui confine parfois au nihilisme, ces artistes reprennent en main une posture d’auteur. Par la poésie et hors du roman, il réinvestissent la place de l’auteur laissée vide depuis les années 1970 par le fameux décret de mort dont Roland Barthes énonça la prophétie autoréalisatrice.
De l’auteur à l’acteur et aller-retour
« Je ne me considère pas comme un écrivain. Mon geste relève de la consommation« , explique Nora Turato. « J’ai toujours gardé des fichiers où je copiais/collais indistinctement des extraits de texte : des paroles de chanson, des extraits de livre, des memes, des tweets, de l’info. A partir de cette matière, j’écris ensuite un script pour mes performances ». Venue du design graphique, cette diplômée de la Gerrit Rietveld Academie à Amsterdam prolonge son travail sur le print à travers des installations et des livres tout en y adjoignant progressivement tout un versant de performances. Lors de la Manifesta 12 à Palerme, elle se faisait remarquer avec I’m Happy to Own My Implicit Biaises, navigation intertextuelle d’une femme au bord de la crise de nerf.
En total look Balenciaga, cette cyber-amazone tentait de se frayer un chemin à travers l’encombrement textuel ordinaire. La vitesse à laquelle elle lisait son script ne laissait aucun doute sur la pertinence de la définition du linguiste Roman Jakobson de la poésie comme « une violence organisée commise sur le langage ordinaire« . Nora Turato avoue avoir toujours rêvé devenir rock-star plutôt qu’artiste et trouver « beaucoup d’inspiration dans les films et chez certaines actrices », citant parmi ses sources d’inspiration Gena Rowlands qu’elle perçoit comme incarnant « cette ancienne manière hollywoodienne d’habiter son personnage, en devenant une version exacerbée et ultra-théâtrale de soi-même ».
Performer un texte, même sans l’avoir écrit soi-même, devient alors une manière de réaffirmer une position subjective. Pour Nora Turato, la posture d’auteur-acteur qu’elle endosse devient celle d’une voix féminine qui s’élève du flux, la sienne, posture favorisée par sa lecture quasi-exclusive d’écrivaines – Ottessa Moshfeg, Leïla Slimani, Rachel Cusk ou Cintra Wilson. De son côté, Tarek Lakhrissi déclare également ne pas se reconnaître du tout dans « la tradition ou la communauté poétique traditionnelle, très masculine, blanche et élitiste« . Après des études de création littéraire, de théâtre et de performance studies, lecteur assidu d’Edouard Levé, Monique Wittig, Maggie Nelson ou José Esteban Munoz, Tarek Lakhrissi publie ses textes en volumes mais découvre depuis quelques années les ressources de la performance : « J’aime beaucoup ce médium parce que je peux autant expérimenter que faire de la poésie, travailler sur mon corps, projeter une vidéo que j’ai réalisée ou alors un clip que j’ai trouvé sur Youtube« .
L’URL, le rhizome et la mangrove
La poésie et la performance telle que la pratiquent ces jeunes artistes n’a pas forcément grand chose à voir avec les codes établis du genre. Les deux, cependant, apparaissent de plus en plus comme des méta-médiums ou super-médiums. Au sens où l’on parle de superstructure, la poésie aussi bien que la performance accueillent en effet des pratiques qui, justement, rejettent les cloisonnement entre les genres. Habituée à la navigation par URL et grandie dans l’hybridation des cultures, la génération d’artistes qui s’en empare vit désormais plongée dans la réalité du rhizome qui n’était encore que théorie lorsque Gilles Deleuze et Félix Guattari en inventèrent le concept. Tarek Lakhrissi parlera d’ailleurs, et l’image est belle, de « mangrove« , sorte de pendant désoccidentalisé du rhizome.
Aux artistes qui inscrivent leur poésie dans le champ de la performance, il faudrait en France rajouter Tarik Kiswanson (Jean Boîte publiait l’an passé son livre As Deep As I Could Remember, As Far As I Could See, rassemblant les scripts de ses performances) et à l’étranger, rallonger une liste en expansion perpétuelle en mentionnant également Kate Durbin, Trisha Low ou encore Felix Bernstein. La poésie et la performance ont également en commun d’émerger à la croisée entre le désir volontaire de fluidité et la contrainte subie de l’économie de moyens. L’expression y palpite encore vite et fort. Bien qu’encore au début de sa jeune histoire, la performance commence à être absorbée dans les rangs de l’art contemporain en intégrant son marché et en se dotant d’institutions lui étant exclusivement dédiées (la première d’entre elles, The Shed, ouvrira à New York en 2019). Tout en lui étant intimement liée, la poésie s’en distingue en restant pour l’instant l’une des dernières pratiques à échapper au marché et à l’institutionnalisation.
• Le festival EXTRA ! Quand la littérature sort du livre se déroule au Centre Pompidou du 5 au 9 septembre
• Tarek Lakhrissi effectue actuellement une résidence à la Galerie CAC (Noisy-le-Sec) et présentera sa performance Blouse bleue le 21 septembre au Point Ephemère à Paris
• Nora Turato poste beaucoup sur Instagram et ses actus sont sur le site de sa galerie
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