En hommage à Bernadette Lafont disparue jeudi 25 juillet, Arte propose ce soir le chef-d’œuvre de Jean Eustache. Une diffusion quasi historique pour un film rarissime sur le petit écran et toujours inédit en vidéo.
Comment une œuvre classée deuxième meilleur film français de tous les temps par quatre-vingts réalisateurs, acteurs, critiques et autres professionnels du cinéma peut-elle encore se trouver inédite en DVD, quasi invisible à la télévision (trois diffusions en tout) et pas beaucoup plus courante en salles ? Où les cinéphiles nés après sa sortie en 1973 ont-ils pu visionner ce chef-d’œuvre pour le faire figurer ainsi dans leur panthéon ? En cinémathèque principalement, ou sur une VHS américaine sortie par la société d’édition vidéo du New Yorker (sic), ou encore sur une numérisation pirate de cette dernière. En tout cas, c’est certain : pas dans un schéma de distribution habituel, ni sur un DVD ; la faute à une impossible entente entre l’unique ayant-droit Boris Eustache, fils du cinéaste, et les divers éditeurs lui ayant fait des propositions ces dernières années.
Un peu monté en épingle, le blocus opposé par l’hériter n’est certes pas tout à fait illégitime. Il s’est d’ailleurs lui-même défendu en mars dernier dans une tribune diffusée sur Facebook, détaillant point par point les raisons de ses refus successifs : contrats flous, rémunérations insuffisantes (il exige 50% des recettes), climat de méfiance avec les acheteurs… Bien sûr, le titulaire des droits demeure « en principe d’accord », mais ne reçoit aucune proposition satisfaisante. Pourtant, tous les autres légataires de cinéastes français semblent trouver un terrain d’entente pour la pérennité de l’œuvre de leurs aïeux. Tous, n’exagérons rien : on citera la rixe Giono-Pagnol, encore vive à la génération de leurs enfants, et empêchant toujours aujourd’hui la diffusion de quatre films réalisés par l’un, adaptés de l’autre (Regain, Angèle, La Femme du boulanger et Jofroi) ; ou encore La Belle Équipe de Julien Duvivier (1936), toujours introuvable du fait d’une mésentente entre Christian Duvivier et l’éditeur vidéo René Château.
Enregistrement ample et radical d’une oisiveté post mai-68, rythmé par des tirades légendaires du trio d’acteurs Jean-Pierre Léaud/Françoise Lebrun/Bernadette Lafont, La Maman et la Putain est une pièce maîtresse du patrimoine cinématographique français. Pour cette raison, nombreux sont ceux qui montent au créneau contre Boris Eustache, qui « s’abrite derrière des problèmes administratifs ou de susceptibilité » (Luc Béraud, assistant réalisateur du film aujourd’hui reconverti à la télévision). Pour l’historien du cinéma Patrick Brion, « c’est inadmissible. […] On n’a pas le droit, sous prétexte financier, d’empêcher les films d’être vus. C’est un patrimoine culturel. Il faut protéger les auteurs mais les films encore plus. » Le moment est choisi pour soulever la question, en période de remodelage des préceptes de l’exception culturelle à la française. Pour l’heure, il ne reste qu’à ne pas rater la précieuse diffusion du film, dont on espère qu’il n’attendra pas encore le décès d’un des interprètes pour rencontrer à nouveau le public.
La Maman et la Putain, de Jean Eustache (1973), 3h40, lundi 29 juillet à 20h50 sur Arte.