[25 ans d’Inrocks hebdo] Propulsé sur le devant de la scène en 1994 avec son tube Loser, Beck aspire au calme et à la sérénité pour composer Odelay. On le rencontre en juillet 1996 à Los Angeles pour la sortie de ce cinquième album, qui synthétise toutes ses explorations.
On se frotte les yeux en entrant au Dresden Room. Il semblerait que cet établissement, vaste et ténébreux comme une caverne, offre l’une des ombres les plus fraîches et l’un des silences les plus épais de tout Los Angeles. Voilà des prestations qui tiennent du miracle quand, à 11 heures du matin, le soleil s’amuse déjà à cogner à coups de gourdin sur tous les crânes et les carrosseries qui passent.
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Un petit blond débarque là, dans ce coin d’humanité bruissante, surgissant soudain dans notre dos sans qu’on l’ait seulement vu entrer. Loin des salles de concert, où son jeu de scène engagé aimante facilement tous les regards, Beck vit, respire et se déplace donc ainsi, avec cette discrétion de chat fuyant calmement la chaleur, cette propension naturelle à se fondre, à se couler lentement dans les décors.
“Vous avez senti la secousse, tout à l’heure ?”, demandera-t-il un peu plus tard, avec la voix abyssale et vaguement brouillée d’un type qui, au petit déjeuner, se serait enfilé des tartines entières de cigarettes sans filtre. “Moi, elle m’a réveillé.” On est à peu près certains que, sans le frotti-frotta des plaques Pacifique et nord-américaine, Beck serait encore enroulé dans sa couette.
Tu as toujours clamé que tu étais un type normal, voire un pauvre type, sans mérites, sans qualités extraordinaires. Peux-tu toujours tenir ce discours ?
Beck — Vous faites de la musique, elle est écoutée : je ne pense pas que ça fasse de vous un être humain supérieur, que ça élève votre existence. Beaucoup de gens s’imaginent que je vis quelque chose de transcendant, de terriblement valorisant. Mais cette histoire a commencé il y a des années, lorsque j’ai acheté ma première guitare à l’âge de 15 ans et que je me suis raccroché au folk et au blues : depuis, rien n’a vraiment changé. Je ne vois pas comment, au nom d’une poignée de chansons diffusées par un ou plusieurs labels, je pourrais me proclamer meilleur que les autres.
L’image que le public et les médias se font des musiciens est toujours étonnante. On ne peut plus sortir un disque – qu’il marche ou pas – sans devenir un personnage, tomber dans la caricature, la représentation. J’en suis conscient, j’en ai pris mon parti. Je ne lis quasiment jamais ce qui est écrit à mon sujet. Soit c’est terriblement frustrant, réducteur, soit ça sonne horriblement faux. Je vois bien où les journalistes veulent en venir : pour capter l’attention du lecteur, ils nous mettent très haut, font tout un plat de notre vie, de nos propos, nous confectionnent sur mesure un petit costume de héros moderne.
Même lorsqu’ils parlent d’un petit blanc-bec aussi terne que moi. Les médias américains jouent énormément sur ce tableau. Ils donnent à la fois une version amplifiée et simplifiée de ce que l’on est. De nous, ils renvoient un reflet facile, digéré, accessible. Je n’ai pas le sentiment d’avoir une vie remarquable ni d’avoir changé mentalement. Ou alors, c’est un changement très léger et harmonieux. Je suis convaincu que pour chacun d’entre nous, le caractère est là, ancré en nous depuis notre enfance, et qu’il fluctue à peine, où que l’on soit, quelles que soient les circonstances.
En Californie, beaucoup de gens pensent le contraire : ils seront par exemple persuadés qu’ils peuvent changer de personnalité et d’existence en changeant de corps. L’immense majorité, ici, est obsédée par les régimes amaigrissants, la culture physique et les séances d’UV. Ils rêvent de se recréer, de sortir d’eux-mêmes. Mais ça n’existe pas, ça ne fonctionne pas. C’est la maladie la plus répandue chez les Américains : ils n’arrivent pas à être relax avec l’image qu’ils donnent. Ils sont toujours à l’affût, soucieux de détruire un improbable ennemi intérieur.
Penses-tu que Los Angeles soit un bon endroit pour quelqu’un comme toi ?
Il ne faut pas oublier qu’ici il y a dix, voire vingt villes en une seule. Je ne suis pas obligé de supporter à longueur de journée ce que la Californie a de plus artificiel, de plus grotesque. J’ai mes refuges, mes retraites. A une époque, quand je vivais à vingt minutes d’ici, dans le Barrio, je me disais que je m’échapperais aussi vite que possible de cette ville étouffante, exténuante.
Et puis en voyageant, en découvrant d’autres lieux, je me suis rendu compte que chaque ville recelait sa dose de problèmes, de désagréments. Lorsque Los Angeles me tape sur les nerfs, je sais que je peux rouler quelques dizaines de kilomètres : le désert est là, à portée de voiture.
…
Dans ton esprit, ton nouvel album, Odelay, représentait-il un enjeu particulier ?
Il a d’abord été difficile de s’y consacrer, parce que j’ai passé la moitié de l’an passé sur les routes. Pendant de longues semaines, je me suis retrouvé continuellement en transit, entre deux endroits, entre deux salles de concert. Mais le reste du temps, je l’ai écoulé en studio, pour enregistrer Odelay.
L’histoire de ce disque a démarré il y a deux ans déjà, tout de suite après Mellow Gold. Entre-temps, j’ai dû enregistrer deux autres disques. Mais je l’avais en tête, je ne l’ai jamais perdu de vue. Sa conception a été un long processus, parce que j’avais une idée extrêmement précise de l’album que je voulais faire. Cette aventure a couru sur des mois, une période étrangement étirée, lâche. C’était assez nouveau pour moi.
C’était la première fois que tu avais une idée aussi claire de ce que tu voulais ?
C’était surtout la première fois que j’avais l’opportunité de réaliser tout ce que je désirais. Auparavant, je faisais avec les moyens du bord, avec ce qui était disponible – autrement dit pas grand-chose. J’évoluais dans un cadre très réduit, un mélange de débrouille, d’inconscience et de rigolade. Avec Odelay, les choses ont pris un tour un peu plus professionnel, un peu plus rigoureux. Mais je ne pense pas que ce changement de standing ait profondément bouleversé ma musique, l’esprit dans lequel je la conçois.
Paradoxalement, tous ces moyens mis à ma disposition m’ont plutôt donné envie de rester le plus simple possible. Une chose, par contre, me fascinait : lorsque tu es en studio, tu n’es entouré que de machines et d’électronique, alors que tu places tout ton temps, toute ton énergie et tous tes espoirs dans un travail que tu souhaites aussi spontané, humain et sincère que possible.
Le lien entre ces données purement matérielles et le résultat final est un mystère qui ne cesse de m’intriguer. Enregistrer Odelay, c’était comme essayer de créer un papillon, une petite chose vivante et délicate, avec une paire de grosses mains mécaniques. Il fallait sans cesse veiller à ne pas tout écraser par une manœuvre malencontreuse.
…
Es-tu d’accord pour dire qu’au-delà du télescopage des styles auxquels tu t’adonnes, tu as su te construire un langage à part entière ?
Les gens me demandent toujours pourquoi j’utilise tant de styles, de vocabulaires différents. Ils me trouvent instable, ont l’impression que je change de musique comme de paire de chaussures. J’espère pourtant avoir accédé à un langage cohérent, qui ne soit pas seulement une affaire d’emprunts. De ma découverte fascinée du blues et du folk, lorsque j’étais adolescent, jusqu’à Odelay aujourd’hui, il y a une trajectoire naturelle et logique.
J’aimerais assez que l’on considère mon travail comme un genre à part entière de musique populaire, où l’agressivité, le jeu et l’humilité se partagent le devant de la scène. Une musique qui pourrait à la fois être clouée au sol, fichée dans la terre, et connaître des moments d’apesanteur, de légèreté. Une musique qui ne soit pas étiquetable. Et surtout qui ne se soucie pas d’être imparfaite, qui ne cherche pas à cacher ses erreurs.
Retrouvez l’intégralité de l’entretien dans le n° 64 de juillet 1996
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